Le syndrome de la thalassocratie
« Qui tient la mer tient le commerce du monde ;
qui tient le commerce tient la richesse ;
qui tient la richesse du monde tient le monde lui-même ».
Sir Walther Raleigh (1552-1618)
Au moment où le libéralisme économique occidental à l'expansionnisme colonialiste illimité prend son envol avec la découverte du Nouveau Monde, Walther Raleigh, un de ses plus fameux explorateurs, résume dans cette devise toute la pensée mondialiste qui cherche à imposer sa stratégie intemporelle via les thalassocraties impérialistes dont les deux derniers avatars modernes sont la Grande Bretagne et les Etats Unis.
Comme l'a remarquablement rappelé en 2014 Robert Steuckers, le contrôle de la Méditerranée orientale a toujours été une pierre d'angle de la domination occidentale sur le "Himland", cette ceinture de terres entourant le "Heartland" l'empire russe qui a besoin d'y posséder des portes économiques pour pouvoir respirer. Lorsqu'à la fin du XVIIIème siècle la grande imépratrice Catherine II libère les territoires russes bordant la Mer Noire de l'emprise ottomane, la Russie retrouve non seulement le berceau de son Histoire mais aussi une porte d'accès vers la Méditerranée et ses routes économiques. Et ceci contrarie au plus au point Londres, la thalassocratie du moment qui cherche a restaurer vers l(Orient à travers ses comptoirs coloniaux la vielle route de la soie et à s'en garantir, avec ses alliances militaires, le monopole absolu. Le gouvernement britannique Pitt conclura alors dans une étude appelée "Russian armement" (la flotte russe) que le blocage aux accès maritimes de la Russie est la priorité des priorités géostratégiques.
C'est la naissance de ce que Mac Kennan baptisera en 1946, après la fin de l'alliance créée par la seconde guerre mondiale, "la stratégie du Containment" c'est à dire l'endiguement de la Russie. Cette stratégie occidentale qui n'est que la déclinaison moderne de l'éternel combat entre les empires de l'eau et ceux de la terre (voir les travaux du sociologue polonais Zygmunt Bauman sur "la société liquide") donnera naissance à de nombreuses guerres politiques, économiques et militaires entre la Russie et les occidentaux pilotés successivement par Londres puis Washington (la guerre de Crimée au milieu du XIXème siècle en est l'illustration parfaite).
Dans cette stratégie globale, l'Ukraine représente un enjeu des plus importants et à l'exception des courtes alliances militaires opportunistes provoquées à l'occasion des 2 premiers conflits mondiaux, les occidentaux et les Russes se disputent le contrôle de la Mer Noire qui baigne ses côtes méridionales et lui ouvre le chemin vers le Levant. Du premier grand théoricien de cette stratégie d'encerclement de la Russie, Mackinder (qui en déclarant "qui tient l’Europe orientale tient le heartland, qui tient le heartland domine l’île mondiale, qui domine l’île mondiale domine le monde" reprendra à son compte la devise de Raleigh citée en introduction) jusqu'à Zbigniew Brzeziński qui va lui redonner une nouvelle jeunesse pendant la guerre froide l'importance stratégique de l'Ukraine que ce dernier nomme "le pivot stratégique de l'Europe" n'a pas cessé de grandir.)
Et cette vielle lutte pour le contrôle de la Méditerranée orientale qui se joue aujourd'hui en Ukraine autant qu'en Syrie et que l'on peut faire remonter à l'antiquité phénicienne, non seulement n'a pas pris une seule ride au fil des siècles mais a même été exacerbée depuis que par les mers chaudes orientales transitent la majorité des ressources énergétiques pétrolières et gazières du Monde et dont le contrôle a métamorphosé complètement et mis à feu le Levant.
Mackinder affirmait au XIXème siècle que "la plaine ukrainienne représente l'espace de mobilité par excellence permettant des invasions rapides au moyen de la cavalerie" et des invasions mongoles aux grandes batailles de chars de la seconde guerre mondiale l'Histoire lui donne raison. Et cette importance continentale de l'Ukraine qui se rajoute à son importance maritime s'est accrue également depuis que sa démesure artificiellement créée par les apprentis sorciers du XXème siècle, qui lui ont rajouté des terres occidentales à l'Ouest (Galicie) et des terres russes à l'Est (Donbass) et au Sud (Crimée) : cette steppe n'est pas seulement aux confins de l'Eurasie et de l'Occident, elle est un corridor empiétant sur ces deux blocs géostratégiques qui aujourd'hui s'opposent à nouveau.
Voilà pourquoi, dans leur extension territoriale agressive menée en Europe de l'Est depuis l'effondrement de l'URSS, l'Ukraine est un des objectifs majeurs (avec la mer Baltique au Nord) de la thalassocratie étasunienne car il verrouillera l'encerclement de la Russie en poussant l'OTAN sur les frontières occidentales russes et en Mer Noire dont les rives méridionales sont déjà sous le contrôle de l'Alliance via la Turquie et la Géorgie.
Si globalement l'impérialisme mondialiste continue a gagné chaque année des territoires à force guerres, alliances économiques, coups d'Etat ou Révolutions colorées, force est de constater que la résistance des peuples emmenée par la Russie lui laisse quelques os en travers de la gorge : le chaos lybien, les résistances de la Syrie et du Vénézuéla, les alliances économiques entre Chine Russie et Inde, etc...
Mais aujourd'hui c'est en Ukraine que la confrontation semble prendre une nouvelle ampleur très dangereuse pour une sécurité mondiale déjà fragilisée par de multiples crises et conflits périphériques. Sur cette carte on voit bien que la mer Noire est au centre de routes géos tragiques majeures Est-Ouest que l'Occident n'a pas cessé de vouloir contrôler en déclenchant des conflits et tensions locales dont l'objectif commun est d'évincer la Russie de sa zone d'influence historique.
La Crimée que Kroutchev avait imprudemment offert à l'Ukraine en 1954 a échappé aux griffes occidentales plantées sur le Maïdan et a réalisé son retour au sein de la Russie par voie référendaire (autorisée par sa constitution autonome). De son côté le Donbass lui a empêché les auxiliaires ukrops de l'OTAN de mettre main basse sur la plus grande région industrielle de la région et d'atteindre le frontières de la Russie.
Cela a permis à Moscou mais non sans souffrance (sanctions économiques et guerre du Donbass) de conserver sa position sur l'échiquier géostratégique de cette région vitale pour son indépendance. Mais, tout comme en Syrie avec ses bases militaires dans le Kurdistan, la thalassocratie étasunienne ne veut pas lâcher prise et persiste dans ses objectifs hégémoniques quels qu'en soient les risques...
Le 25 novembre l'incident de Kertch provoqué par la marine ukrainienne a eu comme conséquence d'engager une nouvelle escalade majeure dans la confrontation opposant depuis 5 ans Moscou à Kiev. Cette nouvelle étape vers une guerre ouverte relie militairement les 2 points chauds de cette confrontation, la Crimée et le Donbass qui sont reliés entre eux via la Mer d'Azov et sa bande côtière Mariupol / Berdyansk.
Depuis cette nouvelle tension, une menace d'offensive terrestre ukrainienne pèse sur la région côtière du Donbass avec de très fort risques d'internationalisation du conflit, comme en témoigne la mise en alerte préventive des forces russes frontalières avec l'Ukraine et le soutien accru et belliciste des occidentaux au régime de Kiev.
Le 17 décembre l’Assemblée générale des Nations Unies a voté une autre résolution anti-russe, dans le cadre de la crise internationale provoquée par l'incident de Kertch affirmant que "le déploiement des forces armées de la Fédération de Russie dans la péninsule de Crimée est contraire à l’intégrité territoriale et à la souveraineté de l’Ukraine".
Si cette résolution a été votée il faut cependant observer un net recul des soutiens occidentaux à l'Ukraine car la majorité des Etats membres se sont abstenus (72), 66 seulement ont voté pour et 19 se sont prononcés contre la résolution. Le vent est en train de tourner.
Tandis que Kiev menace le Donbass d'une offensive imminente supervisée par le lieutenant-colonel Adams, un officier de l'Etat major étasunien, Kurt Volker le conseiller spécial étasunien pour l'Ukraine déclarait ce 17 décembre 2018 : "Je pense qu'il y a des choses auxquelles nous devons faire attention ... pour augmenter notre présence dans la mer Noire de manière bilatérale ou avec l'aide de l'UE".
Ce renforcement de la flotte occidentale en mer Noire et dont la base britannique qui a commencé a s'implanter à Odessa en est la preuve est une nouvelle provocation majeure contre la Russie en même temps qu'une menace sur l'accord international de la convention de Montreux qui régit le passage dans le détroit du Bosphore depuis 1936, et limite le tonnage total et la durée (21 jours) des navires militaires étrangers dans les eaux de la Mer Noire dont la venue doit être demandée à la Turquie au minimum 8 jours avant leur passage (la Mer d'Azov elle est uniquement limitée à l'Ukraine et la Russie). Donc théoriquement toute présence militaire maritime occidentale en infraction avec cette convention pourra être considérée par Moscou comme un acte de guerre.
Pour l'OTAN cet accord de Montreux est une véritable entrave à leur stratégie d'occupation de la mer Noire et vraisemblablement les USA vont tenter d'en modifier les termes rapidement.
Parallèlement à cette stratégie d'occupation maritime dont le but évident est de pouvoir réaliser un blocus de la Crimée russe et de soutenir l'Ukraine, Volker a promis d'augmenter également les fournitures d'armes à cette dernière, tandis que Washington demande de nouvelles sanctions économiques contre Moscou.
L'ingérence de l'OTAN dans la crise ukrainienne et qui est visible depuis le Maïdan s'est brutalement accélérée ces derniers mois avec les livraisons d'armes à Kiev, l'encadrement technique et de formation de conseillers militaires occidentaux mais aussi l'engagegement au profit de l'armée ukrainienne des ressources de renseignement stratégiques de l'alliance comme les drones d'observation "Global Hawk" de l'US Air Force où les avions de recherche "Poséidon" de la marine étasunienne.
Bâtiments de surface de la flotte russe de la mer Noire de Sébastopol |
De son côté, la Russie n'a plus l'intention de reculer comme elle le fait depuis les années 90 (d'ailleurs acculée dans ses frontières nationales, elle n'est plus en mesure de le faire). La détermination à conserver sa base navale en Mer Noire et qui est le cœur de sa péninsule historique de Crimée, et Moscou a réagit fermement autant aux menaces ukrainiennes et qu'aux ambitions occidentales dans le région.
Réagissant aux délires russophobes de Volker, le président du Comité de défense de la Douma d’Etat, Vladimir Chamanov a déclaré :
"Nos moyens nous permettent non seulement de réagir de manière adéquate,
mais également de manière plus rigide à leurs actions provocantes.
Nous allons faire ça.
Nous ne regarderons plus leurs singeries irresponsables sans réagir."
Concrètement, la Russie a transformé la péninsule de Crimée en bastion militaire imprenable disposant aujourd'hui d'une composante terrestre, aérienne, maritime et stratégique à capacité offensive, et il est évident que toute la région s'est transformée sous les agressions occidentales en un vaste baril de poudre au milieu duquel une offe,sive ukrainienne jouerait le rôle d'une étincelle !
La crise qui secoue l'Ukraine en général et la guerre qui sévit en Novorossiya continentale et maritime en particulier, ne sont que l’éruption volcanique d'une tectonique millénaire opposant la tradition solide de l'empire terrestre à l'impérialisme liquide de la thalassocratie de l'argent, et son explosion si elle a lieu risque dans un effet domino d'exacerber également toutes ses autres lignes de fracture existant à travers le Monde.
Erwan Castel