La discipline de l'attente
280
Bien sûr la guerre du Donbass n'a rien à voir en intensité et conséquences dramatiques avec la 'Grande boucherie" de 14-18 qui reste à ce jour dans nombre de mémoires européennes "la Grande Guerre". Mais pourtant, lorsque je pense aux récits et témoignages des anciens, les mots écrits ou prononcés à cœur ouvert et qui ont émaillés ma jeunesse, résonnent aujourd'hui différemment, et leurs échos prennent chair autour de moi dans l'obscur silence des tranchées de Promka.
Ainsi de Ernst Jungër, cet officier-écrivain que j'ai eu l'immense honneur de rencontrer, et qui incarne l'image du soldat qui lutte dans ce monde moderne dans des guerres monstrueuses mais aussi pour conserver à sa fonction toute cette noblesse de cœur qui l’empêche de sombrer dans l'inhumaine folie des "orages d'acier".
Or ce vétéran des troupes d'assaut, 14 fois blessé pendant la 1ère guerre Mondiale et décoré de la "Médaille pour le mérite" la plus haute distinction militaire allemande a écrit dans "Le combat comme expérience intérieure" : "Bien pire que les heures fugaces d'ouvertes batailles rangées était cette alerte éternelle, la position du chasseur à l'affût, tension de tous les sens, attente du choc meurtrier, tandis que semaines et mois se perdaient comme bus par la terre".
Et sur ce front du Donbass figé dans une guerre de postions ou les escarmouches enchaînent aux alertes ce ressenti de l'Ancien résonne encore de tranchée en casemate, de poste d'observation en entonnoir d'obus.
Mercredi 26 décembre 2018
Un vent froid et nerveux s'est levé au milieu de la nuit déambulant comme un aveugle au milieu des décombres silencieux et des tranchées glacées.
Je retourne à mon poste au milieu des décombres qui hérissent le périmètre de "Forteruine", dans un silence glacé où le guetteur doit lutter plus contre l'ennui que la fatigue et encore moins l'ennemi. En effet, à part les tirs réguliers des snipers et des armes d'appui de premier échelon embossées dans le secret de casemates lointaines, l'ennemi ne se risque plus depuis longtemps au milieu de cette zone grise qu'il a finit de conquérir jusqu'à arriver au contact de nos postes avancés.
Je retourne à mon poste au milieu des décombres qui hérissent le périmètre de "Forteruine", dans un silence glacé où le guetteur doit lutter plus contre l'ennui que la fatigue et encore moins l'ennemi. En effet, à part les tirs réguliers des snipers et des armes d'appui de premier échelon embossées dans le secret de casemates lointaines, l'ennemi ne se risque plus depuis longtemps au milieu de cette zone grise qu'il a finit de conquérir jusqu'à arriver au contact de nos postes avancés.
Et tandis que par le réticule d'un périscope de tranchée j'use de mon regard le champ silencieux des casemates ennemies, je me souviens des réflexions des anciens sur la difficulté de l'attente au front, pourtant principale activité des guerres de positions et dont les évocations sont aux antipodes des histoires de jeunesse chantant les chevaliers et hussards soulevant dans leur charge de feu une terre assoiffée de leur bravoure et de leur sang.
Avant le Donbass je n'avais connu d'attentes tendues que celles passées sur les tarmaks, "au cul de l'avion" ou de l'hélico où nous nous rassemblions avant une opération aéroportée, ployant sous les sacs à parachutes, gaines à matériel et armements divers qui nous donnaient des silhouettes de pachydermes titubant. Ici, dans les tranchées de Promka l'attente est toute autre: silencieuse et figée mais sous la menace réelle d'une épée de Damoclès dont la pointe n'est qu'à 100 mètres de nous et dont le fil peut rompre à tout moment.
Émergeant d'un océan tourmenté de neiges, les positions ennemies, dont les premières ne sont qu'à 100 mètres des nôtres, nous observent elles aussi ,silencieuses et menaçantes. |
L'attente est en effet une torture lente à côté de la souffrance brève du combat. Le corps y est différemment sollicité et sa fatigue y est différente, plus sensorielle et nerveuse mais qui finalement éreinte également les carcasses au bout des litanies de gardes de jour et de nuit qui jamais ne cessent pendant les longues rotations en 1ère ligne.
La nuit particulièrement est un moment où les sens sont en alerte maximale exacerbés par la potentialité d'une infiltration ennemie et le silence pesant de la nuit, qui transforme le discret saut du chat sur la souris en coup de tonnerre.
Cette année les unités qui tiennent des positions voisines des nôtres ont payé le prix fort de ces opération "DRG" ukrops qui tentent parfois de se glisser jusqu'à nos tranchées à la faveur de la nuit. En un an 8 morts et plusieurs blessés à seulement quelques centaines de mètres de "Forteruine".
Cela aide à rester attentif !
Car ces morts du passé et ceux du présent nous accompagnent aussi dans ces longs moments de solitude, quand, accroché à l'angle d'une meurtrière ou sur l'ourlet d'une tranchée on écoute l'inconnu, essayant de discerner l'ennemi au milieu des tôles gémissantes sous le vent, du rat grignotant le bois vermoulu d'une poutre arrachée, de la goutte d'eau tombant sempiternellement sur une boite de conserve jetée atour du bastion.
Dans ce décor sonore survient alors ce qui suspend un instant la respiration, décuple l'attention et fait oublier la lourdeur des paupières affamées de sommeil.
Ici c'est une grenade à fusil qui vient d'être percutée comme , alors on compte les secondes qui sépare ce bruit de capsule de bière qui saute ce l'explosion pour savoir la distance et l'objectif de cet ennemi invisible dont on a déjà estimé la direction. Parfois le grenade autopropulsée vent rajouter en éclatant au chaos qui règne dans les étages effondrés de notre position ou résonne lourdement en explosant contre un de nos murs. Là, c'est un chien errant qui bouscule quelques conserves dans sa pitoyable quête de nourriture et de réconfort, perdu au milieu de l'hiver et de la folie des hommes. Et toujours ces balles qui régulièrement tissent au dessus des têtes cette toile d'araignée qui cherche à capturer dans ces rets d'acier les pauvres insectes que nous sommes, rampants à la surface d'un sol mille fois retourné par l'acier des pelles et des obus.
Parfois le vent nous apporte une odeur de feu de bois, les sons criards et inaudibles d'une radio, voire même des éclats de voix s'échappant des positions républicaines mais aussi ukrainiennes dont les plus proches sont à peine à 100 mètres de "Forteruine". Et cette intimité avec l'ennemi est surtout audible quand sur le tapis blanc de l'hiver les sons roulent comme sur un billard.
Mais le pire dans cette attente sont peut-être ces moments de silence total où tout (et surtout le pire) semble pouvoir survenir brutalement pour le rompre dans le fracas d'un assaut ou celui d'un bombardement tout à fois inopiné dans le moment et attendu dans le mental.
Et lorsque le corps s'allonge enfin sur le matelas miteux que la relève vient de libérer, les sens restent malgré soi toujours en alerte réveillant encore et encore les corps entassés dans le profondeur de la position et qui ne cessent de se tourner et se retourner, agités par les bruits extérieurs et les rêves intérieurs.
Je n'oserai dire "courage" pour tenter d'expliquer comment supporter ces interminables heures d'attente sur les premières lignes de cet étrange remake du "Désert des tartares" de Buzatti, mais en tous cas, après 4 années de guerre figée, cette épreuve exige de la part du soldat une discipline exceptionnelle, et que certains parmi ceux qui transigent avec elle paient parfois de leur vie par une gorge tranchée au couteau ou un corps déchiqueté à la grenade au milieu de la nuit.
06h00, une gerbe de traçantes traverse la ridicule zone grise qui nous sépare des avants postes ukrainiens. Le vent s'est calmé mais pas l'attention des sentinelles qui tiennent à le faire savoir "à ceux d'en face" par ces tirs dissuasifs réciproques...
Erwan Castel
Les autres extraits de ce journal du front peuvent être retrouvés ici : Journal du front