Au cœur de la nuit

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Etre témoin et acteur depuis des années d'une guerre de positions comme celle du Donbass où dans les tranchées et les casemates les hommes vivent entassés et enterrés dans des réduits fortifiés aux odeurs d'une terre et de béton maintes fois retournés par l'acier des pelles et des obus, banalise un quotidien sans éclat et pourtant fort singulier au point qu'on oublie souvent d'en parler tant il est chargé de crasse et d'ennui. 

Et pourtant cette vie spartiate et cavernicole qui se joue dans les tranchées du Donbass participe fortement à forger le mental du combattant coupé du Monde au milieu de nulle part, tout autant si ce n'est plus que ces moments fracassants des combats et des bombardements, dont souvent l'intensité extravertie n'a d'égale que la brièveté.  

Au cœur de cette vie du front où se forge une communauté soldatesque atypique, la nuit est certainement le moment où convergent toutes les singularités de cette guerre des tranchées où le soldat devient un élément à part entière de son environnement dont il hérite rapidement la couleur et l'odeur et qui métamorphose son mental.

"Nul ne peut atteindre l'aube sans passer par le chemin de la nuit."
Gibran Khalil Gibran


Mercredi 26 décembre 2018

Souvent les images d'un front de guerre qui viennent le plus souvent à l'esprit sont ces grandes éclosions mythiques d'explosions et de hurlements que rapportent les mythes de type hollywoodien ou soviétique chargés d'impressionner l'ennemi autant que d'entretenir le moral patriotique des arsenaux humains qui doivent toujours être prêts à se mobiliser pour le grand sacrifice des nations.

En revanche, peu de chose sur le quotidien précaire et pouilleux des crasseux qui s'entassent entre gardes et alertes, combats et bombardements, dans des taudis toujours obscurs, rongés par l'humidité et les rats. Et pourtant dans le sablier de Chronos, cet univers, loin de la bravoure des actes guerriers médiatisés occupe la quasi totalité du temps du journalier des tranchées, en particulier pendant les longues nuits hivernales où se joue autour de lui une cacophonie insomniaque et diversifiée...

En effet, dans les pièces exiguës et noires où se retrouvent les soldats au repos, les nuits restent toujours agitées pour les corps et les esprits fatigués qui s'entassent et se bousculent dans la recherche d'un sommeil inscrit en pointillés fragiles au cœur des nuits blanches.

Il y a d'abord les relèves des gardes, entrées et sorties des hommes et de leurs lumières que des filtres rouges tentent en vain de rendre plus discrets et où se glissent de surcroît par les entrebâillements de la porte tapissée de vieilles couvertures, des courants d'air froids  Froissement des treillis ajustés ou défaits, cliquetis des gilets de combat bouclés, alourdis par les munitions où des armes empoignées. Chuchotements dans la nuit précédant le remuement d'un corps chargé de fatigue et froid qui s'effondre sur la paillasse étroite et encore chaude de la relève qui disparaît dans la nuit .


Il y a aussi ce vieux four à bois et charbon récupéré dans les ruines d'une datcha bombardée et rafistolé pour nous offrir un havre de chaleur mais qui, tel un nourrisson capricieux, réclame à intervalles réguliers sa pelletée de bouchées noires. Et c'est la sentinelle du moment qui pendant ses rondes vient alors enfourner dans sa gueule incandescente dans un tintamarre de ferrailles, raclements, grincements et de crépitements qui dans le silence nocturne semblent tout droit sorti des enfers.

Et toujours autour de notre ruine industrielle transformée en bastion défensif renforcé à force sacs de sable, forêts de poutres et champ de meurtrières arrivent, telles les vagues d'acier d'une tempête jamais fatiguée de donner l'assaut à notre récif insolent, les rafales, roquettes et grenades autopropulsées fusent toujours régulièrement dans l'obscurité en pétaradant, sifflant et parfois martelant les murs derrière lesquels les hommes cherchent le sommeil.



Et c'est ainsi sur de nombreux secteurs du front, chaque nuit et souvent aussi en journée depuis que les forces ukrainiennes, y ont envahi impunément la "zone grise", censée rester démilitarisée sur une largeur de 2 km minimum définie par les accords de Minsk et favoriser l'application de son cessez le feu. Mais depuis cette violation ukrainienne maintes fois répétée, les positions belligérantes sont désormais à portée de voix l'une de l'autre et surtout à portée des armes légères de premier échelon qui s'invectivent quotidiennement de tranchée en casemate et écrivent dans l'air des phrases d'acier aux accents rouges des traçantes trahissant leurs mortels chemins, disputes énervées ponctuées par les explosions des grenades et dont les dernières rafales orphelines expirent en rires sardoniques qui se perdant vers les étoiles. 

Et si notre sentinelle en faction mêle sa poudre à la conversation il nous semble alors nous réveiller sur le plancher d'une tragédie où sont hoquetés avec un marteau piqueur les trois coups annonçant le lever du rideau et le coucher des corps.


Il y a aussi les trottinements des rats et des souris qui courent du sol au plafond dans un remue ménage de courses alimentaires ou parades sexuelles bruyantes et dont le manque de discrétion s'achève parfois dans un cri d'effroi sous les griffes acérées du jeune "Blini" qui lui aussi ne dort que d'un œil. 
La ronde des dentus, interrompue par le cri d'agonie du congénère imprudent et malchanceux laisse alors la place à l'explosion en bonds joyeux et fiers du jeune chat qui, guère plus discret, semble vouloir rejouer avec la dépouille de sa victime, à l'infini et sans se lasser, son assaut victorieux avant que se savourer son trophée dans un lugubre craquement d'os, entouré de ronronnement extatiques.

Il faudrait aussi parler des courants d'air glacés qui se précipitent vers les corps allongés par les entrebâillements répétés de la porte et les fissures encore inconnues ou nouvelles à colmater, des ronflements de fatigue, des quintes de toux, des mots inaudibles s'échappant des rêves agités etc. 



En résumé, les nuits dans les profondeurs des postions retranchées, qu'elles soient bâtiments fortifiés ou casemates enterrées sont pour le quidam où le "bleu-bite", loin d'être banales et reposantes. Mais après plusieurs semaines, mois ou même années passés dans ce microcosme étrange, le soldat, incarnation élevée de cette adaptation survivaliste qui caractérise et sauve notre espèce depuis ses antédiluviennes origines, malgré la torture de ses sens toujours en éveil, apprend instinctivement à ne pas subir cet environnement nuisible et à maîtriser fatigue et sommeil en développant cette capacité de pouvoir dormir n'importe quand, n'importe où et surtout de récupérer très rapidement. 


"L'important pour le soldat n'est pas de dormir longtemps mais vite !"

Erwan Castel

Le sommeil qui est le cadet des soucis du jeune Blini 

Les autres extraits de ce journal du front peuvent être retrouvés ici : Journal du front

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