"War is business !"
Source de l'article, le lien ici : Defnat.com
L’Ukraine entre néo-féodalisation
et contre-révolution oligarchique
Mathieu Boulègue
Analyste spécialisé sur l’espace post-soviétique.
Associé au sein du cabinet de conseil en
management des risques et d’accompagnement d’affaires AESMA.
Membre du think-tank CAPE-Sogdiane.
La société ukrainienne avant la « Révolution de Dignité » de Maïdan était caractérisée par la prise en otage de la vie politique et économique par les clans oligarchiques, une poignée d’individus entraînés dans la recherche de rente et de ressources économiques afin de défendre leurs intérêts privés. À la suite de Maïdan, la « désoligarchisation » du système politique et financier ukrainien a été avancée comme priorité nationale. Toutefois, force est de constater que malgré les transformations profondes de la société ukrainienne post-Maïdan, les oligarques* sont, plus que jamais, des acteurs décisifs aussi bien dans les évolutions politiques et économiques du pays que dans la gestion du conflit dans le Donbass.
Une impossible "désoligarchisation"
À l’inverse de l’impossible réforme de désoligarchisation visant à récupérer les actifs économiques des oligarques et à amoindrir leur influence politique régionale, il existerait un compromis passé entre les clans oligarchiques et le pouvoir en place sous le président Petro Porochenko (lui-même issu de la classe oligarchique). Par ce compromis, les oligarques accepteraient de partager une partie de leur richesse et de contribuer au budget national, en l’échange de quoi le pouvoir de Kiev s’engagerait à ne pas toucher aux monopoles oligarchiques. On assisterait donc à une réallocation des biens plutôt qu’à une transformation du système en profondeur. En effet, les oligarques voient d’un mauvais œil toute tentative de « partage du gâteau », qui reviendrait à prendre à certains pour donner à d’autres.Les réformes visant le milieu oligarchique servent au final plus à conserver le statu quo qu’à amorcer une refonte du système ukrainien.
Et c’est là tout le problème : la dépendance est mutuelle, et le pouvoir central a autant besoin des oligarques que les hommes forts doivent pouvoir compter sur la stabilité politique. Plus qu’un changement du système, le pouvoir actuel illustre donc la continuité en remplaçant l’ancienne verticale du pouvoir par une « horizontale » du pouvoir basée sur l’obtention forcée de la loyauté des oligarques.
En conséquence, le compromis implicite met à jour à la fois le dilemme et l’ambivalence que les autorités doivent concilier avec les tentatives de réforme.Dilemme, car le président Porochenko doit aujourd’hui opérer un savant équilibre entre conservation du système et impératif de mettre en avant des réformes concrètes. Il s’agit ici d’une question de survie politique pour le Président, pris en étau entre les détenteurs des clés du système économique des régions ukrainiennes d’un côté et la rue (et accessoirement l’Occident) de l’autre, en attente de réformes et de résultats. Ceci est d’autant plus vrai au regard des élections régionales de fin 2015 : le gouvernement de coalition doit réaliser des compromis politiques dans les régions ukrainiennes au sein desquelles les oligarques possèdent une influence majeure (notamment l’Est et le Sud).
Ambivalence également car le pouvoir en place est obligé de laisser une marge de manœuvre aux oligarques pour ne pas subir de fronde politique et financière tout en évitant de voir l’Ukraine se scinder en bastions oligarchiques.
Le périlleux équilibrisme de Kiev est mis en pratique par les différentes actions menées par le gouvernement à l’encontre des intérêts économiques oligarchiques depuis plusieurs mois. Le gouvernement doit en effet afficher des résultats sous la forme des quelques actions juridiques entreprises à l’encontre des oligarques : procédure judiciaire contre la société énergétique DTEK détenue par Rinat Akhmetov ; ouverture d’un dossier criminel pour abus de pouvoir contre Ukrtransnafta, société contrôlée par Ihor Kolomoïsky ; enquête sur les actifs cachés de Dmytro Firtash et Sergei Liovotchkine ; arrestation et assignation à résidence de Gennady Korban, l’homme de main de Kolomoïsky ; charges criminelles contre le maire de Kharkiv Gennady Kernes, etc. Les exemples ne manquent pas mais restent limités dans leur ampleur, car s’attaquer frontalement aux oligarques reviendrait, pour le gouvernement, à se tirer une balle dans le pied. À titre d’exemple, la banque Privat détenue par Kolomoïsky représente entre 30 et 40 % du système bancaire ukrainien.
Sans réellement parler d’échec de la politique de désoligarchisation, la situation actuelle présente deux conséquences potentiellement dommageables pour l’avenir de l’Ukraine : d’un côté, les oligarques ont récemment renforcé leurs bases politiques régionales, jusqu’à craindre une « contre-révolution » oligarchique. De l’autre, des risques de « néo-féodalisation » de l’Ukraine seraient possibles, et notamment dans le contexte de la décentralisation de l’État.
L’Ukraine entre décentralisation et néo-féodalisation
Le réveil politique a été brutal pour les oligarques ukrainiens à la suite du limogeage d’Ihor Kolomoïsky de son poste de gouverneur de la région de Dnipropetrovsk fin mars 2015, un an tout juste après sa nomination. Cette décision, certes négociée, a été comprise par les oligarques comme une trahison du pouvoir en place et du président Porochenko, tout en leur faisant prendre conscience de la nécessité d’agir au niveau politique régional afin de ne pas se faire déborder par Kiev.
L’émanation de cette « fronde » politique a été retranscrite lors des élections locales et régionales d’octobre/novembre 2015 par le biais de l’instrumentalisation des petits partis dits « techniques » par les oligarques. L’irruption de petits partis directement créés, financés et contrôlés par les oligarques a provoqué la confusion des électeurs, l’éparpillement des votes et la fragmentation des unités politiques locales au détriment de la coalition au pouvoir et des partis d’opposition.
Les plus notables de ces partis sont l’Union des patriotes d’Ukraine (UKROP, qui signifie « aneth ») créée et financée par Ihor Kolomoïsky, Renaissance (Vidrozhennia) également payé par Kolomoïsky ou encore les formations Doveryai Delam et Nash Kraï. Lors des élections de fin 2015, ces partis ont utilisé une ingénierie politique « classique » par l’intermédiaire de l’achat de votes, la compromission électorale ou encore la falsification des résultats. Les petits partis ayant obtenu des scores parfois importants dans les conseils régionaux et les mairies (surtout dans l’Est du pays), le pouvoir de Kiev est obligé de faire des compromis politiques afin de conserver un équilibre local précaire.
L’utilisation de ces outils de technologie politique par les hommes forts d’Ukraine a provoqué un renforcement notable de leur assise régionale. Ainsi, des pans entiers de l’Est et du Sud de l’Ukraine sont aujourd’hui de facto sous le contrôle politique de certains d’entre eux : un triangle Zaporijia-Pavlograd Marioupol contrôlé par les allégeances politiques à Rinat Akhmetov ainsi qu’un triangle Kharkiv-Odessa-Dnipropetrovsk sous le joug d’Ihor Kolomoïsky.
Conséquence directe de cet état de fait dans les régions ukrainiennes, le gouvernement de Kiev craint désormais les tentatives d’appropriation territoriale par les bastions oligarchiques sortis politiquement renforcés des élections de fin 2015. Cette peur influe d’ailleurs directement sur la réforme de décentralisation à Kiev. En effet, si la réforme constitutionnelle est jugée comme une nécessité contre la rigidité centralisatrice de l’État ukrainien, elle est attendue de pied ferme par les oligarques régionaux, qui voient en ce projet un moyen de récupérer les flux financiers et ainsi accroître leurs bastions territoriaux et accumuler la rente. Or, la décentralisation va à l’encontre de la logique actuelle, dans laquelle le président Porochenko centralise les flux financiers pour ensuite les redistribuer dans les régions dans une logique centre-périphérie – ce qui permet de contrôler quelque peu les prétentions oligarchiques locales.
L’application de la décentralisation (ou au contraire, son report sine die) pourrait provoquer une sorte de « contre-révolution » des oligarques, corollaire de l’éclatement du pays en féodalités sur une base économique et territoriale par le biais de l’auto-gouvernance des clans oligarchiques régionaux. Ceci reviendrait à une forme de « néo-féodalisation » de l’Ukraine en baronnies et domaines patrimoniaux (votchina) affranchis de l’État central.
Face à des oligarques ayant renforcé leur assise territoriale par l’intermédiaire de l’instrumentalisation de partis politiques locaux et de l’utilisation de leurs appuis clientélistes, le gouvernement est en mesure de craindre cette fronde politique oligarchique et un éclatement néo-féodal. Des hommes comme Akhmetov, Kernes, Tarouta, Kolomoïsky ou Liovotchkine pourraient ainsi revendiquer leur autonomie territoriale dans les régions de Dniepropetrovsk, Odessa et Kharkiv. Plusieurs déclencheurs politiques seront toutefois nécessaires avant d’en arriver à une solution aussi radicale mais les germes de la contestation oligarchique sont bel et bien présents.
Chose rare, tous s’accordent aujourd’hui pour réclamer des élections parlementaires anticipées. L’objectif est double : faire renter à la Rada les petits partis oligarchiques pour accroître le poids des régions et mettre en place une coalition parlementaire qui exclurait le Bloc de Poroshenko/Solidarité.
La guerre dans le Donbass, une aubaine pour les oligarques
La mainmise oligarchique sur la sphère politique est renforcée par l’influence grandissante des oligarques dans la gestion du conflit dans le Donbass. En cela, la guerre dans l’Est du pays et la création de la DPR/LPR profitent très largement aux hommes forts.
D’abord, parce que le conflit entraîne une augmentation de la capacité d’appropriation des ressources économiques des oligarques : la guerre a offert une opportunité majeure d’accumulation de ressources et de rente par le biais des convois humanitaires vers les « Républiques Populaires », le financement de l’aide et de la reconstruction dans le Donbass ainsi que de la gestion directe des actifs économiques dans les régions touchées par le conflit.
Aussi, les oligarques profitent de la situation à des fins d’enrichissement plus qu’ils n’en sont les victimes : s’ils se montrent très critiques vis-à-vis des « autorités » de DPR/LPR et se plaignent de la nationalisation forcée de leurs actifs dans le Donbass (si elle a bien eu lieu), la perte de revenus et d’activités provoquée par la guerre serait au contraire minime. Enfin, le séparatisme dans le Donbass représente un effet d’aubaine comme plateforme de promotion de la décentralisation auprès du gouvernement. Mais il s’agit d’un jeu dangereux pour les oligarques, qui ont aussi dû éviter les tentatives de captation économique et territoriale par les séparatistes, contraires à leurs intérêts personnels.
De la même manière, la guerre dans le Donbass a permis de présenter les oligarques régionaux de l’Est et du Sud de l’Ukraine comme des garants (si ce n’est des « sauveurs ») de la sécurité nationale. Ce faisant, Akhmetov et Kolomoïsky se sont mis en avant comme des « héros » ayant stoppé les manœuvres militaires russes dans le Donbass grâce à leurs milices privées. Il est important de noter que les oligarques disposent pour la plupart de leurs propres bataillons et groupes d’autodéfense paramilitaires.
De plus, ils financent directement des bataillons aujourd’hui incorporés officiellement dans les forces armées du ministère de la Défense et les troupes du ministère de l’Intérieur d’Ukraine. C’est ainsi que Rinat Akhmetov possède sa force de sécurité privée d’environ 2 000 hommes. Quant à Ihor Kolomoïsky, il aurait fondé et financé le bataillon « Dnipro » et serait sponsor des unités nationalistes comme les bataillons de volontaires « Aidar », « Azov » et « Donbass ». Même si Kiev a pu compter sur ces financements privés, la mise au pas des « bataillons oligarchiques » a fait l’objet d’une politique majeure du président Porochenko en 2015, afin d’éviter la création d’armées privées autonomes. Ce sont aussi les oligarques qui apportent aux populations civiles de l’aide et des biens de première nécessité par l’intermédiaire des convois humanitaires.
Les oligarques sont, par conséquent, devenus des pourvoyeurs officiels de biens sociaux en lieu et place de l’État central ainsi que des gestionnaires de crise quasi régaliens en assurant la sécurité dans l’Est ukrainien et la prise des armes contre les forces séparatistes. Cette « dette de sang » n’a pas été oubliée ni par les oligarques, ni par le pouvoir.
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Les évolutions politiques en Ukraine et les avancées éventuelles dans la gestion du conflit dans le Donbass en 2016 seront primordiales dans les relations entre Kiev et ses oligarques, aujourd’hui de plus en plus affranchis de la rigidité centralisatrice de la vie politique et économique d’avant Maïdan. Ces derniers devront également faire un choix, tout comme l’Ukraine l’a fait il y plus de deux ans, entre rester proche des intérêts économiques de la Russie ou bien se rapprocher de l’Union Européenne, au risque de perdre leurs monopoles de fait et leur contrôle de l’économie ukrainienne et ainsi de devoir s’adapter aux gênants impératifs de transparence et de lutte contre la corruption demandés par Bruxelles.
Mathieu Boulègue