La République en Danger / 2

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Le 13 septembre avec le groupe commandé par "Snek", je rentre vers Donetsk pour quelques jours de repos. Pendant ces deux dernières semaines passées sur le front de Promka, au Nord de Donetsk, beaucoup d'événements se sont déroulés: l'arrivée de l'automne, le départ tragique d'Alexandre Zakharchenko, le nouveau pouvoir et ses remaniements, les menaces d'une offensive ukrainienne dans le Sud etc...

Autant d'événements alimentant les questionnements et les inquiétudes légitimes qui sont nés logiquement et légitimement du choc provoqué par l'assassinat du père de la jeune République populaire de Donetsk.


Jeudi 13 septembre 2018

Au matin, au milieu de la poussière soulevée par les balais nous bouclons nos sacs et attendons la rotation de notre unité positionnée sur 2 positions dans la zone industrielle détruite de Promka. 

Le soleil à l'horizon alourdi par le poids de l'automne arrivant, vient tout de sortir des amas de ferrailles du pylône effondré lors de bombardements en 2015, lorsque notre relève arrive sur "Forteruine". Après les passages de matériels, de consignes et d'observations, nous rejoignons le point de ralliement près de la route Donetsk Gorlovka où nous attends un véhicule de liaison du bataillon.

Deux jeunes volontaires du Donbass, de retour de mission 
Après 20 minutes de route la camionnette nous ramène à la base de Piatnashka ou le groupe engage alors, armé de rasoirs et savons, un assaut vers les douches de la compagnie...

Dans la chambrée, à portée de gamelle Mourka m'attend en compagnie d'un jeune chaton qu'elle semble avoir adopté et qui se précipite aussitôt dans l'exploration de mon barda posé au sol. De mon côté, je pars sur le Net prendre la température de la République dont les échos du séisme de la disparition de Alexandre Zakharchenko sont parvenus jusqu'au dernier des postes avancés de la ligne de front.


Dans un deuil du père de la République qui est toujours vif et agite les cœurs et les esprits  les citoyens du Donbass observent avec attention les conséquences de cet événement tragique. 

Comme partout ailleurs en de telles circonstances, Denis Pushilin, le successeur provisoire du Président disparu, forme depuis 1 semaine son équipe pour mener la République sans encombre vers les échéances définies par les événements, et principalement celle des élections présidentielles prévues le 11 novembre prochain dans les 2 républiques de Donetsk et Lugansk.

Remaniement ministériel, révisions administratives etc., les reformes engagées très rapidement par Denis Pushilin le Président par interim, surprennent certains et parfois même inquiètent ceux qui craignent un affaiblissement du pouvoir face aux pressions continuelles de l'armée de Kiev ou celles des politiciens liés à l'oligarchie ukrainienne post-soviétique. 

Lorsqu'on est un simple volontaire, loin des arcanes du pouvoir, on regarde cela de loin, s'accrochant à la chaîne de commandement immédiate qui représente le lien concret de son engagement pour le Donbass. Même et surtout quand les sphères politique et militaire se superposent et interagissent entre elles...

Ainsi, quand les milices républicaines se professionnalisent entre 2014 et 2015, 4 bataillons ("Tchétchène", "Patriot", "Piatnashka" et "Prilepine"*) ne vont pas être intégrés dans le nouveau "Corpus Abarone" (Corps de Défense) et ils forment alors le "Régiment des forces spéciales de Donetsk". Beaucoup considéraient ces unités parrainées par Alexandre Zakharchenko comme une espèce de garde prétorienne présidentielle. 

Après la disparition du Président de la République, la nouvelle équipe gouvernementale par interim effectue rapidement des changements importants au sein de l'appareil militaire: le "Ministre de la défense" dont le ministre Kononov quitte ses fonctions devient par exemple la "Direction de la Milice Populaire", et ce "Régiment des forces spéciales de Donetsk" qui était hors cadre, est intégré désormais au sein du Ministère de l'intérieur.

Or, si les missions attribuées restent les mêmes (première ligne de front, et sécurisation de périmètres) ces changements administratifs provoquent dans les rangs des unités des étonnements, interrogations et même grincement de dents comme au sein de l'Etat major du 4eme bataillon d'assaut, appelé bataillon "Prilepine" depuis que le célèbre écrivain russe qui a participé à sa formation, y a servi pendant 2 ans (juillet 2016 - juillet 2018).

Le Commandant de ce bataillon frère, Sergei Fomchenkov, est un volontaire russe membre du parti "L'autre Russie", et vétéran des premiers combats dans le Donbass au sein du bataillon "Zarya" ou de la 2ème Brigade à Lugansk par exemple. Lorsqu'il apprend que son unité doit intégrer le ministère de l'Intérieur, il exprime sa désapprobation avec vigueur et certaines personnes dramatisent alors les conséquences évoquant même l'hypothèse d'une mutinerie.



Aussi, à 18h30 notre bataillon "Piatnashka" a été mis en alerte maximale et plusieurs de ses unités déployées en centre ville autour de l’hôtel "Le Prague" qui sert de caserne au 4ème bataillon commandé par Sergei Fomchenkov. Ce déploiement a été ordonné à titre préventif dans l'hypothèse très infime d'une mutinerie de cette unité. 

En me positionnant face à la caserne, et bien qu'optimiste quand à l'issue de cette crise localisée, je dois avouer que je n'étais pas franchement à l'aise, constatant avec tristesse que les inquiétudes des uns et des autres, bien que logiques voire légitimes, semblent parfois l'emporter sur la raison.

Vers 19h30, l'explosion, à priori d'une grenade offensive retentit suivie de 2 courtes rafales tirées en l'air, démonstration de force plus que provocation de la part d'une unité qui ne veut pas être désarmée. 

Heureusement, même si les circonstances sont graves, l'ambiance est plutôt détendue et confiante, et après quelques heures les unités dépêchées autour de la caserne libérant les rues et repartent vers leurs bases. J'observe d'ailleurs une fois de plus à cette occasion le naturel pacifique du tempérament russe, car la situation est restée sous contrôle et tous regrettant au fond de leur cœur cette situation proche du ridicule.

Avant minuit nous rentrons à la base, laissant sur le périmètre un cordon de sécurité.

Dans les faits, cet "incident" n'est pas aussi grave que certains ne le prétendent déjà sur les réseaux (arrestation, désarmement...) et il est selon moi une anecdote de la normalisation des forces armées de la République Populaire de Donetsk. Cette transition des milices autoproclamées à la nature passionnelle vers une armée de métier ne peut effectivement se réaliser sans difficulté ni maladresse, surtout lorsque l'on connait les caractères forts des commandants d'unité ayant gagné leurs galons au feu des combats.


Des hommes du bataillon Prilepine sur le front - Photo Kristina Melnikova

Les actions décidées par le pouvoir intérimaire sont certainement argumentées et même justifiées et loin de moi et la connaissance et le désir de les juger sur leur fond mais je trouve personnellement que les réformes sont engagées trop rapidement surtout dans l'émotion encore vive de la disparition du Président Zakharchenko. 


Le peuple a besoin d'explications, les explications de pédagogie, et la pédagogie de temps, sinon les questionnements deviennent inquiétude et déstabilisation émotionnelle. Mais je reste confiant dans l'avenir de cette jeune République populaire qui continue de sortir de sa chrysalide malgré les difficultés et les tragédies subies.

01h00 du matin, la fatigue l'emporte sur les questions du moment, qui de toute manière ce soir là resteront sans réponse... 

Comme on dit en France : "Demain il fera jour !"


Erwan Castel


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