Dans les veines ouvertes du front

De la tranchée

Depuis l'Hiver dernier le front du Donbass est resté gelé par les accords de Minsk et les forces belligérantes se sont enterrées progressivement dans un réseau de "blok posts" "bunkers" "blindages" et "tranchées" qui rappellent étrangement aux soldats s'y accrochant les histoires racontées par les anciens vétérans de la Grande Guerre...

Bien sûr, "comparaison, n'est pas raison" et il serait incongru que de prétendre vivre le même enfer 1 siècle plus tard, mais force est de constater que les cicatrices ouvertes dans le paysage et l'ambiance planant au dessus de cette "zone grise" coincée entre les lignes témoignent de l'intemporalité de ces guerres de positions qui creusent dans les visages des guetteurs des rides profondes à la semblance de celles creusées par leurs mains calleuses...

Photo Guillaume Chauvin
Décrire cette atmosphère est difficile d'autant plus que les situations varient dans le temps et l'espace, offrant des déclinaisons diverses selon l'activité existante et les proximités variables de l'ennemi.
Si nos missions de reconnaissance sont majoritairement des missions dynamiques, il nous arrive dans le contexte actuel du front de participer à des missions d'observation statiques et menées soit à partir des tranchées existantes, soit à partir de postes isolés que nous nous empressons de protéger avec des trous qui jour après jour se développent en boyaux, tranchées et abris pour nous protéger des tirs de l'ennemi et des rigueurs climatiques...

La première fois que je suis entré dans une tranchée, en avril 2015, il m'a semblé, au milieu des caisses de munitions éventrées et des mégots fleurissant le sol boueux, remonter dans le temps et marcher dans les pas des poilus dont le souvenir est charnellement attaché, entremêlé à la tranchée devenue une veine ouverte d'où la vie grouillante parfois giclait dans un assaut hémorragique...

Comme un écho porté par le vent chargé des odeurs de la guerre balayant ces tranchées surannées, des brides de prose jungérienne tentaient de reconstituer dans ma mémoire la description faite il y a 1 siècle de ces sillons où la Vie et la Mort invitent tour à tour le soldat a danser avec son Destin...

Ernst Jünger est bien plus qu'un soldat écrivain ayant traversé avec noblesse le XXème siècle, il est un acteur sachant donner à la guerre une dimension métaphysique au point de sublimer dans les épreuves, l'âme humaine.

Cette évocation de la tranchée du Waldgänger, qui m'avait interpellé et guidé il y a des années sur les champs de bataille de l'Hartmanswillerkopf ou du Linge alsaciens, refait surface aujourd'hui lorsque je traverse ces labyrinthes labourant le front des jeunes Républiques assiégées du Donbass.

Avant de m'effacer devant la signature de Ernst Jünger, je tiens à rendre hommage aux anonymes qui depuis bientôt 2 ans, noyés dans l'obscurité putride des tranchées, tiennent dans la poussière, la boue ou le gel ces positions ingrates mais ô combien vitales. Ils sont des mineurs ayant troqué leur pic contre un vieux fusil d'assaut à la crosse patinée, parfois des pères et leurs enfants postés côte à côte en sentinelles de l'Empire, des étudiants ayant abandonné leurs devoirs quotidiens pour répondre au Devoir de leur vie, des femmes, mères sœurs et filles, incarnant une terre maternelle défendue aux côtés de leurs hommes...

Parfois un sifflement pointe de sa balistique mortelle une sentinelle fatiguée et loin des projecteurs de l'Histoire, la mort vient alors arracher en silence une âme de cette tranchée devenue tombeau. 
Chaque semaine ces sentinelles héroïques paient un lourd tribut pour tenir la ligne derrière laquelle leurs familles peuvent continuer à survivre autour des feux de la Foi et  l'Espérance qui éclairent le courage de tout ce peuple magnifique du Donbass.

Nous qui traversons souvent leurs postes avancés pour explorer cet inconnu pointé par leurs canons, nous connaissons la difficulté et le travail souvent ingrat que ces gardiens du Donbass réalisent sans relâche. 

Sans ses soldats boueux et gelés des tranchées, la Liberté serait lettre morte ...

Erwan Castel, volontaire en Novorossiya

Photo Guillaume Chauvin
"La tranchée. (...) Rempart et bastion entre mondes qui se combattent, mais pas seulement cela  rempart et antre de ténèbres pour les coeurs qu'elle aspirait et rejetait en incessante alternance. (...)

Et même lorsque le laminoir de la guerre allait moins fort, toujours le poing osseux de la camarde restait suspendu sur les espaces dévastés. Dans le large ourlet de terrain, de part et d'autre des tranchées, elle régnait avec rigueur, et point ne valaient jeunesse, humilité ni talent lorsque son martinet de plomb faisait pleuvoir les coups sur la chair et les os. (...)

Excités par la course sous le feu, on se forçait à chuchoter, car dans la tranchée, le silence était le premier commandement, silence comme à Montfaucon ou dans la demeure d'un défunt. Sans un mot, les relevés, les rédimés, se hâtaient de disparaître dans le noir des boyaux sinueux.

Dès le premier choc en avril 2014, à la lisière des villages les milices creusèrent leur ligne de défense
"Et voilà qu'ils se retrouvaient cernés par la tranchée, ses maîtres et ses esclaves à la fois, troupe poussée à fond de nuit, équipage d'un brick mouillé parmi les icebergs géants. Ils la connaissaient bien,: chaque motte jetée sur les remblais était l'ouvrage de leurs mains, chaque pied carré de ses coins sombres, ils l'avaient mesuré de mille pas. La connaissaient de nuit, lorsque les nuages passaient devant la lune comme des galères chargées d'énigmes, et que postes de veille, épaulements, bouches de galeries leur lançaient, dans la lumière changeante, les clins d’œil d'un monde insolite et mal intentionné.

Observation avec l'optique de nuit du fusil d'assaut d'une position ennemie retranchée - Photo Guillaume Chauvin
"La connaissaient au matin lorsque les brouillards aggravaient en les recouvrant les terreurs du vide lugubre, et qu'à leurs yeux brûlés par des nuits entières de veille le raide lacis des fils de fer se faisait mouvante armée de silhouettes confuses. La connaissaient aux midis, lorsque le ciel se refermait autour comme ronde cloche de verre, qu'émanaient des fleurs sauvages de pesantes senteurs, et que la solitude des arrières révélaient ses lointains aux regards à l'affût. (...)

C'est ainsi que jour après jour la tranchée pesait de plus belle sur ses occupants qui ployaient. Elle se gorgeait avec voracité de sang, de silence et de force virile, afin d'entretenir son pesant mécanisme. (...)


"Même en période sèche, quand la massue d'acier du dieu de la guerre ne s'abattait que rarement, cent paires d'yeux restées braquées sur le glacis, sur le côté d'en face. Cent paires d'oreilles étaient sempiternellement pendues aux voix changeantes de la nuit, aux cris d'un oiseau solitaire, au vent qui mettait le cliquetis dans les barbelés. Bien pire que les heures fugaces d'ouverte bataille rangée était cette alerte éternelle, la position du chasseur à l'affût, tension de tous les sens, attente du choc meurtrier, tandis que semaines et mois se perdaient comme bus par la terre. (...)

Mais toujours, dans la chaleur, l'humidité ou le vent glacial, subsistait enfoncé au fond même de l'être le sentiment d'être au combat, d'être un combattant. (...)
L'oreille et l'oeil s'aiguisaient jusqu'à faire mal, le corps se tassait sous le casque, les poings s'agrippaient à l'arme. Le fusil était constamment à portée de main ; et si le feu se déclenchait tout à coup, si des cris indistincts pénétraient dans les profondeurs des galeries, le premier geste des dormeurs encore embrumés de sommeil était pour l'empoigner. (...)

Un camarade d'une unité d'infanterie motorisée postée sur les tranchées - Photo Guillaume Chauvin
"Tout cela imprimait au combattant des tranchées le sceau du bestial, l'incertitude, une fatalité tout élémentaire, un environnement où pesait, comme dans les temps primitifs, une menace incessante. (...) 
La guerre se couronnait jadis de journées où mourir était joie, dressées au dessus des temps comme monuments lumineux à la bravoure virile.

Mais la tranchée faisait de la guerre un travail de manœuvre, des guerriers les journaliers de la mort, usés jusqu'à la corde par un quotidien sanglant..."

Ernst Jünger
"La guerre comme expérience intérieure" - 1922

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