Dans les yeux de ceux qui restent

Une mère du Donbass et son fils à Trudovsky près du front dans le Sud Ouest de Donetsk
Photo Svetlana Kissileva

On peut observer dans le traitement informatif d'un conflit 2 ornières dans lesquelles ont tendance à glisser ceux qui cherchent à rendre compte des événements s'y déroulant: celle de ne montrer que l'action éclatante des uns et des autres et ainsi de se faire l'écho des batailles et manifestations publiques... et celle se contenter d’ânonner des communiqués officiels manichéens et leurs poncifs propagandistes vers d'autres publics qui sont hors de leur portée immédiate. Je pense pour ma part que ces 2 missions sont utiles pour comprendre et faire comprendre et mémoriser pour l'Histoire le déroulement et l'évolution d'un conflit, surtout à une époque post-moderne où la guerre de l'information est quasi aussi vitale que les guerres militaires, économiques ou politiques.

Mais voilà, les combats militaires et les communiqués politiques ne sont en réalité que la minuscule partie visible d'un conflit, et souvent même ils occultent la réalité de la souffrance humaine d'une population précipitée dans la tragédie de la guerre. Et je ne parle pas ici seulement des victimes directes, tués, blessés, bombardés mais aussi de leurs familles, proches et amis qui restent derrière eux, silencieux et souvent invisibles. Ces femmes, ces enfants et ces hommes anonymes portent les pires blessures d'un conflit et qui jamais ne se referment: celles du coeur.

Il est difficile de décrire ces sentiments terribles qui sont souvent l'expression d'un vide vertigineux inconnu dans lequel l'âme a été précipitée et que de surcroît, la pudeur et la douleur veulent souvent garder secrets. Et face à la douleur immense des deuils vécus, le travail du reporter est difficile, car il doit dévoiler sans la violer ou l'exhiber, avec une compassion retenue la détresse profonde de ces personnes tourmentées par la guerre. 


Ceux qui viennent ou vivent dans les Républiques Populaires de Donetsk et Lugansk et particulièrement au sein de leur population au contact de la guerre, ils rencontrent quotidiennement des histoires humaines terribles éclairées par des regards souvent lointains chargés dune peine indescriptible. Et certaines personnes ont ce talent de pouvoir saisir dans ces miroirs de l'âme que sont les yeux toute la tragédie humaine que des mots ne pourraient décrire avec autant de pureté.

Svetlana Kissileva, née en Ukraine soviétique a choisi de revenir dans son pays après que la guerre ait éclaté dans le Donbass où désormais elle vit et exerce le métier de reporter photographe, Ses photos montrent sans le vernis du commentaire les gens du Donbass où, malheureusement, après 6 ans de guerre inachevée, l'acier, les larmes et le sang font désormais partie de leur quotidien.

Une partie de son travail photographique est visible ici : Svetlana Kissileva

Après plus de 6 années de combats et bombardements subis sur plus de 460 kilomètres d'une ligne de front mordant les portes de nombreuses cités et villages des Républiques Populaires de Donetsk et Lugansk, il n'y a pas une seule famille qui n'ait pas été touchée intimement par cette guerre abjecte. Maisons ou appartements bombardées, parents tués ou blessés, fratries séparées par la ligne de front ou par l'éloignement d'un membre combattant sur le front depuis des années etc...

Malgré les apparences de centres-villes protégés où semble régner parfois l'insouciance d'une vie moderne, une part importante des esprits des femmes et des hommes du Donbass reste enlacée à cette guerre qui plane au dessus des terrasses rieuses du boulevard Pouchkine comme une épée de Damoclès.

Et dans ces quartiers et villages des républiques du Donbass, il arrive de croiser dans le yeux des gens, pour qui continuer à vivre malgré la peur et le malheur est un acte de résistance, cette lueur étrange à la fois innocente et consciente qui nous apprend plus que que ne sauraient le faire les mots ou les belles paroles, le poids de la guerre et le prix de la Liberté.




En arrivant à Donetsk, j'ai été étonné de voir dans les innombrables espaces verts alternant systématiquement les barres d'immeubles et les lotissements, ces parcs de jeux colorés et soigneusement entretenus, et qui sont pour le visiteur la première expression visible de la place que tient l'enfant dans la société russe du Donbass. En effet, ici l'enfant est roi, pas dans le sens du "pourri-gâté" comme l’interprètent aujourd'hui les sociétés consuméristes occidentales, mais dans celui qu'il incarne le coeur et l'avenir de la famille, ce corps social premier d'une société humaine restée saine.

Lorsque la guerre s'abat sur le Donbass, les enfants deviennent la préoccupation première des familles qui tentent au mieux de leurs sacrifices de préserver leurs santés physiques et mentales tout comme leurs rêves de jeunesse. Mais malgré cela, cette tragédie révoltante qui secoue le coeur de l'Europe depuis 6 années de honte, s'est insinuée dans leurs regards innocents où la flamme de l'innocence s'est éteinte aux souffles des bombardement.




Et derrière chaque enfant, il y a une femme, mère ou grand mère, naturelle ou adoptive, voisine ou éducatrice qui veille sur son avenir et son bonheur. A ce titre les femmes du Donbass sont remarquables, animées d'un courage et d'un dévouement exceptionnels que seule leur beauté parvient à égaler. Nombre d'entre elles sont même parties depuis les premiers combats porter les armes au devant des blindés ukrainiens, et j'ai eu souvent l'occasion d'évoquer ici leur courage qui n'a rien à envier à celui de leurs camarades masculins (ici par ex.: "Amazones de Novorossiya"). 


Mais ces glorieuses combattantes ne doivent pas faire oublier leurs sœurs devant la guerre qui luttent avec un héroïsme silencieux tout aussi admirable contre la peur et la souffrance, sachant rester debout sous les orages d'acier qui fauchent autour d'elles les meilleurs blés de leur peuple, s'acharnant à rester debout pour que soient préservés au delà de la tragédie de l'Histoire, l'avenir et la dignité du Donbass.

"Veuves du Donbass" un clip dédié à toutes ces femmes courageuses
qui dans le silence des vies anonymes du Donbass mènent aussi à
leur manière un combat terrible pour la dignité et la Liberté humaines

Cela faisait longtemps que je voulais, vous évoquer ces regards croisés quotidiennement dans ce Donbass, mais il m'était impossible avec mes mots maladroits de vous montrer dans toute sa pureté cette flamme indicible qui brille dans leurs yeux et qui éclaire toute l'âme de ce peuple exemplaire...

Merci à Svetlana Kissileva de savoir capturer avec amour ces regards dans des photographies qui mieux que n'importe quel mot nous éclairent sur la réalité du Donbass et aussi nous enseignent sur les valeurs essentielles portées par les traditions et les libertés d'un peuple.

Erwan Castel


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