Adieu "Karel"
"Quel sentiment anime les russes ?
L'enthousiasme, et encore l'enthousiasme !"
Gavrila Romanovitch Derjavine, officier poète russe (1743-1816)
Aujourd'hui les drapeaux de la brigade Piatnashka et de ma compagnie sont à nouveau en berne car un de nos camarades nous a quitté des suites de ses blessures reçues sur le front de Yasinovataya le 25 avril dernier. "Karel", un jeune homme de 32 ans, grièvement blessé par un sniper ukrainien avait rapidement sombré dans un coma qui malheureusement devait lui être fatal, malgré le combat mené jour et nuit autour de lui par le personnel médical de l'hôpital de Donetsk où il avait été évacué.
Mardi 19 mai 2020
"Karel est décédé !"...
Ce matin la triste nouvelle a circulé de chambrées en bureaux, du poste de garde à la popote de la compagnie, laissant derrière elle une traînée de silence et perdants les regards dans les souvenirs partagés avec ce jeune homme d'à peine 30 printemps, volontaire venu défendre le Donbass de sa lointaine Carélie russe dont il avait choisi le nom pour indicatif comme on choisit de porter un drapeau avec fierté...
Le 25 avril dernier les positions tenues par notre bataillon sur le front de Yasinovataya avaient subi un bombardement important d'une artillerie lourde ukrainienne dont les obusiers de 122 mm étaient appuyés par des tirs nourris menés par les unités nous faisant face, parfois à seulement 100 mètres de notre ligne de défense. Ce jour là, notre compagnie a eu 2 blessés, "Rex et Karel", salement touchés au bras et flanc gauche par des snipers ukrainiens positionnés dans les ruines de cette zone industrielle de Promka, secteur du front particulièrement disputé depuis 5 ans.
Contrairement à "Rex" dont l'état a pu être stabilisé, "Karel" a rapidement présenté des complications et dégâts irréversibles qui l'ont plongé dans un coma très inquiétant nous préparant tous au pire. Mais le pessimisme médical le concernant n'a pas atténué le choc lorsque la nouvelle de son décès est tombée même si probablement il a libéré notre camarade d'une situation désespérée.
Même sous la rigueur de l'hiver donbassien , les yeux de Karel pétillaient de plaisir au dessus d'un sourire que rien ne pouvait cacher |
Il est toujours difficile sur le moment d'évoquer une personne disparue, tant les souvenirs et anecdotes même les plus insignifiantes deviennent autant de bornes lumineuses éclairant ce tronçon de vie parcouru ensemble sur le front du Donbass.
Si je devait résumer en un mot "Karel", tel que je l'ai connu et côtoyé dans les rangs de Piatnashka, je choisirai le mot "enthousiasme" tant il avait su conserver intact dans son coeur ce désir permanent de "croquer la vie" passionnément, parfois jusqu'à l’excès et d'offrir en permanence à l'entour son sourire généreux et ses rêves de jeunesse portés par une humeur joviale constante, quelle que soient les circonstances extérieures.
L'engagement désintéressé de ce jeune russe symbolise cette force éternelle d'un patriotisme russe volontaire qui, du Kamchatka oriental à la Carélie occidentale et de la Sibérie septentrionale au Caucase méridional uni dans une destinée commune et une fraternité instinctive tous les peuples d'un monde russe dont l'identité supra communautaire traverse intacte ses déclinaisons impériale, soviétique ou fédérale historiques.
Par leurs sacrifices, "Karel" et tous ces volontaires qui depuis 6 ans passés viennent des quatre horizons donner leur sang pour la Liberté du Donbass témoignent de cette conscience commune qui unit les différents peuples slaves dans la défense de leur diversité contre l'esclavage d'une pensée unique cherchant à soumettre et uniformiser la Terre pour marchandiser toutes ses formes de vie.
Ce soir une étoile de plus brille dans les rangs célestes du régiment immortel russe, tandis qu'ici bas, les mémoires humaines et la terre de Promka mille fois secouées par l'acier de la guerre garderont comme un feu éternel cet enthousiasme qu'un enfant de Karélie est venu offrir au Donbass reliant par son sang les mers Noire et Blanche de la Grande Russie.
Que "Karel" repose en paix, et que la terre lui soit légère car il restera vivant dans nos coeurs !
Erwan Castel
Les autres extraits de mon journal du front : ici