Quand son regard survit à l'homme
« L'Europe se ment quand elle se dit qu'elle défend le Bien, la démocratie, les droits des hommes.
L'Europe, en fait, tue les pays dissidents, les pays différents, l'homme différent.
L'Europe poursuit le Bien avec tous les moyens du Mal.
L'Europe est en crise profonde, en crise de conscience.
L'Europe est perdue.
Moi, je suis l'homme naïf, comme un saint, je ne suis pas un monstre. Je suis honnête.
Peut-être qu'être honnête, c'est être un monstre pour les Européens ? »
Edouard Limonov - (Entretien Le Point, 2011)
Edouard Limonov s'en est allé à 77 ans par delà l'horizon des vivants ce 17 mars 2020, alors que la Crimée célèbre le 6ème anniversaire de son retour au sein de la Russie, sa Mère patrie... Tout un symbole !
Limonov était un écrivain de très grand talent, capable de chanter la féerie des eaux de la Terre dans un style lyrique enchanteur ou de porter une critique acérée et violente sur l'hypocrisie libérale de notre monde décadent. Personnage controversé voire sulfureux, Limonov a poussé son regard libre sur notre monde jusqu'aux provocations et scandales, qui malheureusement sont souvent les seuls moyens pour attirer sur leur condition l'attention des troupeaux orwelliens et réveiller les consciences anesthésiées par une société du spectacle de la marchandise.
Si on regarde le parcours intense et varié mené par cet enfant terrible de la Russie (URSS USA, France, Russie...) on y voit d'abord l'itinéraire d'un penseur libre antilibéral refusant viscéralement toute forme d'aliénation systémique, idéologique ou matérialiste. Durant toute sa vie bornée de coups d'éclats et emprisonnements assumés, Edouard Limonov dont la pensée, radicale appartient à cette grande mouvance idéologique qu'est la Révolution Conservatrice, incarne ce phare indispensable signalant par son regard les récifs mortels qui menacent les peuples dans les tempêtes civilisationnelles de l'Histoire.
Édouard Veniaminovitch Savenko était né le 22 février 1943, à Dzerjinsk, en URSS, poète de talent mais aussi tailleur à Moscou, il s'engage rapidement vers la réflexion politique et le militantisme de terrain animée par une pensée dissidente à l'expression moderne mais ancrée dans des valeurs identitaires profondes. Et son pseudonyme choisi "Limonov", évoquant ce fruit acide qu'est le citron, mais aussi symbole punk et surnom de la grenade défensive F1 résume bien la vie de ce grand ami du breton Jean Edern Hallier avec qui il collabora pendant de nombreuses années à la revue "L'idiot international".
Épris de liberté avant toute chose, Limonov va toujours s'opposer aux carcans étatiques ou idéologiques qui veulent brider sa pensée. Poète renommé de la dissidence, il quitte l'URSS en 1974. « C’était principalement le sentiment d’aliénation vis-à-vis du lieu où je vivais, la volonté de trouver une autre voie, qui m’ont fait partir ».dira t-il plus tard. A New York, "une ville salubre suintant la graisse et la merde", il découvre en y sombrant lui même les caniveaux amoraux mais réels d'une "american way of life" artificielle et bourgeoise dont il a rejoint les parias.
Après son obscure période américaine il se rapproche à nouveau du "Vieux Continent" et particulièrement de la France où il vivra de 1980 à 1991, Pendant cette longue parenthèse gauloise, Limonov poursuit son oeuvre poétique et sa réflexion méta-politique, collaborant aussi bien avec des éditions de droite ou de gauche... mais toutes radicalement engagées contre ce système qui s'autoproclame à cette époque "Nouvel Ordre Mondial".
Lorsque l'URSS s'effondre Limonov revient en Russie avec l'ambition de fédérer les patriotes russes s’opposant aux dérives libérales et aux absolutismes étatiques. Il part, pendant les guerres en Yougoslavie soutenir les serbes, ce qui lui vaudra l'anathème des démocrates occidentaux qui veulent détruire la Serbie. Puis il fonde avec le philosophe eurasiste Alexandre Douguine le le Parti national-bolchévique, un parti qui se divise lorsque les intentions d'actions divergentes séparent les 2 hommes, avant qu'il ne soit dissout en 2007.
Limonov, affiche dans la radicalité de ses expressions un regard libre et souvent pertinent sur les spasmes qui secouent l'Occident, la Russie et particulièrement cette Europe de l'Est que l'Histoire place au coeur de cette fracture de l'Europe organisée par un choc systémique entre des thalassocraties occidentales aux ambitions liquides et hégémoniques et cet "empire du milieu" russe ancré dans sa terre continentales et ses traditions.
En 1992, fort de l'expérience yougoslave, Edouard Limonov
porte une analyse juste sur l'Ukraine, la Criméée et le Donbass.
Après l'éclatement du Parti National Bolchevique, Limonov s'engage plus en avant dans un combat politique qui privilégie la radicalité des actions à celle des idées. Manifestations et arrestations s'enchaînent tandis que beaucoup lui reprochent certaines de ses alliances circonstancielles contre-nature comme par exemple celle, éphémère, avec Kasparov, le célèbre joueur d'échec et opposant politique russe libéral.
Puis Limonov, fonde "L'Autre Russie", un nouveau parti politique patriotique qu'il veut être une réponse au parti "Russie Unie" d'un Poutine qu'il juge être «une sorte de César présidant la chute de l'Empire ». Il prône la résistance civile au pouvoir central dont il critique les compromissions libérales et tente en vain de se présenter aux élections présidentielles de 2012.
J'éprouve de la sympathie pour l'homme, même si je ne le suis pas dans tous ses excès (mais peut-être suis-je aussi inconsciemment jaloux de certains), car il reste d'abord un homme libre et un veilleur attentif qui alerte et interpelle les consciences, jusqu'à risquer ses intérêts, son bonheur et même sa liberté. Et toute sa vie durant, Limonov a toujours cherché à ne pas s'enfermer dans la tour d'ivoire d'un penseur méditatif mais à acter ses idées dans la réalité parfois putride la rue et de la politique.
Fidèle au peuple des ouvriers et des soldats, Limonov conchiait cette aliénation moderne à une dictature de la marchandise, celle où "l'être humain ne peut trouver la tranquillité en ce monde, où on l’oblige de tous côtés à gagner de l’argent". Mais il se méfie tout autant de tous les pouvoirs politiques et de leurs cupides courtisans qui cherchent à personnifier la gouvernance d'un Etat lissé et policé.
- "Je n‘ai jamais rencontré la personne devant laquelle je pourrais m‘agenouiller, m‘incliner jusqu’à terre, dont je baiserais les pieds. Puis la suivrais et la servirais… Non, cette personne n‘existe pas. Tout le monde sert. Personne ne mène. Personne n‘entraîne sur un nouveau chemin. Il n‘y a personne sur le chemin."
Certains diront de lui en ne regardant que l'écume de la vague de sa pensée qu'il n'était qu'un voyou, un asocial, un fasciste, un bolchevique, un dépravé, ou que sais-je encore...
L'héritage de cet écrivain russe talentueux mais sulfureux est complexe, à la fois hédoniste et voyou, nostalgique et révolutionnaire, fidèle et rebelle Limonov nous laissera certainement, au delà des étiquettes revendiquées ou collées, le souvenir d'un penseur libre et radical qui toute sa vie durant a voulu penser en homme d'action et agir en homme de pensée.
Selon moi, Limonov était dans ses pensées, ses actes et jusque dans ses excentricités, un vrai "Rebelle", dans la définition jüngérienne de cette figure qui, avec le Soldat, le Travailleur et l'Anarque (penseur libre) est un des piliers indispensables sur lesquels repose la bonne santé d'une société et, en tant que tel, son regard lui survivra pour continuer d'être l'indicateur mais aussi l'exemple d'une radicalité d'engagement nous aidant à définir à notre tour nos propres chemins et libertés de pensée.
Erwan Castel
"Il faut affronter la mort avec fermeté et en beauté. Posant, provoquant, plastronnant, comme à la fête. Il vaut mieux en sourire.
Il le faut, qu'on le veuille ou non, qu'on sache ou pas. Les genoux qui flageolent? Calme-les, bouge un peu, que ça ne se voie pas , et si les larmes te viennent, esclaffe-toi, qu'on croit que c'est du rire.
La mort est l'affaire la plus grave. Il faut s'y préparer. Une mauvaise mort peut gâcher la vie la plus héroïque. Si notre naissance ne dépend pas de nous, notre mort, si. L'hystérie, la précipitation sont à déconseiller.
Il faut de la mesure. De toute façon on s'en ira. Mais on n'en a jamais envie.
Alors va t'en soit avec un air important, sec, mesuré, ou bien mieux, disparais en voyou, en sifflant et en jetant: "Putain d'ta mère!"
Edouard Limonov - "Journal d'un raté"