Retour dans le merdier

017


Nous commençons à être accoutumés au décor de ce champ de bataille dévasté dans lequel nous défendons les avants postes de la République Populaire de Donetsk entre Yasinovataya et Avdeevka. Un vrai "merdier" où chaque mêtre est envahi par les décombres des combats et bombardements et sous la menace permanente des tirs ukrainiens.


Jeudi 16 novembre 2017

Depuis mardi nous attendons en nous préparant pour notre redéploiement sur la première ligne, entre Yasinovataya et Avdeevka.

Le branle-bas de combat à été lancé ce matin à l'issue d'un copieux petit déjeuner. Nous chargeons nos sacs, déjà alourdis par les équipements et les munitions, des traditionnelles conserves de touchonka et kassa grillée cette fois additionnées d'un sac de patates et d'oignons qui nous motive à prendre ces kilos supplémentaires.

En fin de matinée, nous embarquons dans notre camionnette qui vit sa 2ème retraite, 3ème reconversion et 4ème mobilisation (ou quelque chose comme ça).


Une petite demi heure plus tard nous débarquons à l'abri du parapet de la 4 voies Donetsk - Yasinovataya, sous un soleil radieux malgré les grondements roulants de Lance Roquettes Multiples Grad (122mm) qui font trembler l'horizon Nord (secteur Gorlovka). 
Les bombardements de cette artillerie lourde de saturation, déjà rares, sont aujourd'hui déclenchés à une heure inhabituelle.

A la sortie du labyrinthe des tranchées, qui maintenant n'a plus de secret pour nos rangers boueuses, nous relevons l'unité de la Brigade en position dans notre "forteruine" depuis plusieurs jours.

La dernière fois, "Filin" avait prématurément quitté ce groupe de nos camarades, abattu par un sniper ennemi. Cette fois, ce sont les ukrops qui ont payé, et par 2 fois, le prix du sang de notre camarade. L'information tombe, laconique entre les consignes habituelles, avec une satisfaction sans joie, témoignage d'une guerre sans haine menée de ce côté du front.

A peine les sacs posés, les gardes aux créneaux aménagés dans les crevasses des murs bombardés et les services s'emparent de nous.

Pendant mon premier tour de garde de la journée, l'artillerie lourde ukrainienne continue ses pilonnages au Nord. Puis, c'est au tour de notre secteur d'être le théâtre de tirs et ripostes de divers calibres, lance grenades automatiques (AGS), canon sans recul (SAPOG), mortier de 82mm et armes d'infanterie diverses.

Peu avant 14h00, une accalmie nous permet d'entendre à nouveau les rumeurs mécaniques d'une vie imperturbable qui continue dans Yasinovataya, à quelques centaines de mètres à l'Est de la 4 voies bombardée.

Aujourd'hui la garde prend fin dans les couleurs chaudes d'un soleil déclinant et dont je salue la générosité, tandis qu'un froid timide s'avance entre les ruines aux ombres rampantes pour une relève nocturne....

Je rentre par des couloirs encombrés et obscurs dans le secret de notre position où m'attendent quelques heures de repos avant la suivante garde, en compagnie du fidèle poêle à bois qui, tel un grognard impérial, râlant et fume, mais répond toujours "présent !" au service du front.

J'ouvre une boîte de sardines que je déguste à la lueur d'une bougie sur une tartine de pain, grillé lentement par le bois sacrifié

C'est "Noël" à mon estomac !


La guerre, ses dangers, son inconfort, son univers extrême a au moins l'avantage de renouer le corps et l'esprit de l'Homme devenu soldat avec ces choses les plus simples qui, tout bien réfléchi, sont les rayons de la roue de la Vie qui mène à son bonheur central.

La guerre exacerbe la profondeur affective des choses simples qui dans notre mode moderne est altérée sous une routine sociale, des empressements modernes ou des ambitions matérielles.

Ainsi ce pain grillé aux odeurs de sardine, qui retient avec plaisir la fatigue, ou ce thé bouillant apporté par un camarade au milieu d'une garde glacée, ou encore ce feu de bois rythmant par son crépitement la danse magnétique de flammes qui offrent dans l'étreinte de l'obscurité, chaleur et lumière.

Mais cette vie sur le front, si particulière et intense, et réduite à un instant présent infini (et si difficile à décrire), transmute aussi les sens et le cœur du soldat lorsqu'il revient au calme à l'arrière de ce qui semble être une autre planète.

Alors, au cœur de la cité défendue, tout devient sublime : le sourire féminin qui ouvre la porte à la barbe crasseuse courbée sous le sac et la fatigue, le rire des enfants jouant avec un chat ronronnant au milieu de jouets en désordre, les mains d'une babouchka traçant devant un sourire un signe de croix, la chaleur d'un bain, la douceur d'un parfum...

Toutes ces choses en apparence simples et banales deviennent alors athanor, offrant au soldat redevenu un homme un sens à sa vie et une force invincible à son engagement.

Tel est mon ressenti, loin de l'héroïsme et de l'indifférence, que j'essaye de partager ici simplement, pour mieux comprendre peut-être (autant moi que vous d'ailleurs) la vie sur le front et les résonances intimes de cette guerre du Donbass qui a réveillé le cœur de l'Europe....

Erwan Castel

Les autres extraits de ce journal du front peuvent être retrouvés ici : Journal du Front

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