"Nous sommes la ligne de front du monde russe"
Entretien avec Alexandre Zakharchenko
Dans un entretien exclusif avec Ekaterina Larinina d'Aif.ru, le président de la RPD Alexander Zakharchenko a évoqué pourquoi le Donbass ne veut pas faire partie du "chaos ukrainien", les perspectives économiques de la République, comment la République populaire de Donetsk a vu le jour, pourquoi le cessez-le-feu n'est pas respecté, et ce qui est nécessaire pour l'application complète des accords de Minsk.
Pour vous personnellement, comment est née la République populaire de Donetsk?
"Par un rêve, j'ai toujours rêvé d'un état de Donetsk indépendant, prospère, qui fasse partie du monde russe. Je pense que beaucoup d'habitants de notre région en ont aussi rêvé.
Les politiciens ukrainiens ont compris ce que les gens voulaient, et ils nous ont constamment promis, dans leurs programmes électoraux et leurs slogans populistes, l'intégration avec la fédération de Russie, un statut officiel pour la langue russe, et une plus grande autonomie. Ils ont promis mais nous ont toujours trompés.
Les événements de 2013-2014 ont servi de catalyseur pour la création de la RPD. Le coup d'état à Kiev, l'ascension des nationalistes radicaux au pouvoir, la répression de tous les dissidents, et le "Katyn" d'Odessa – tous ces événements ont clairement montré qu'il était impossible de continuer à attendre qu'un autre politicien menteur remplisse leurs promesses et écoute la voix du Donbass. Si nous n'avions pas agi aujourd'hui contre la tyrannie brune, alors ils nous auraient détruits demain. Cette prise de conscience a eu lieu chez beaucoup de personnes, les premiers groupes de résistance se sont créés et nous avons pris le contrôle des bâtiments administratifs. Mais l'acte le plus important, bien sûr, fut la tenue du référendum. Le référendum du 11 mai a indiqué clairement que les gens du Donbass étaient contre le fascisme. Nous refusons de vivre dans un pays dirigé par les nationalistes radicaux, où notre histoire est dénigrée, où nos héros sont déclarés traîtres, et où les dissidents sont brûlés (et où cela est un objet de fierté). C'est ainsi que la République populaire de Donetsk fut fondée"
Est-ce que vous auriez pu imaginer que cela se passerait ainsi?
"Je n'aurais jamais pu penser que cela se passerait ainsi. Vous comprenez, j'étais loin des questions politiques, et je n'avais jamais envisagé de grimper en politique. Est-ce que vous savez pourquoi tout ceci est arrivé? Nous sommes différents. Nous ne sommes pas l'Ukraine. Et le sentiment de ne pas être ukrainiens est présent depuis des siècles. Je dirais même plus: nous nous percevons comme faisant partie du monde russe dans toute sa diversité, et nous ne sommes pas européens. Malheureusement, nous ne sommes pas seulement devenus une partie du monde russe, mais aussi sa ligne de front. Bien-sûr, cela est effrayant.
Pendant une conférence de presse récente à Debaltsevo, vous avez dit que la totalité du territoire de la région de Donetsk, temporairement occupé par les FAU, fait partie du territoire de la RPD. Mais après Minsk-2, une ligne de démarcation a été définie, et sa violation peut être vue comme une violation des accords précédents.
Regardons de plus près ce qu'était cette ligne de démarcation. C'était une zone où, à un moment, se trouvaient nos unités. Après, cela a changé deux fois avec le chaudron de Debaltsevo et les changements à Lougansk. Donc, ce n'est pas un dogme ni une pyramide impossible à déplacer. C'est simplement l'emplacement fixe d'un certain nombre d'unités à un moment donné"
En partant de là, est-ce qu'un statut spécial devrait aussi être accordé à la totalité du territoire de la région de Donetsk et pas seulement à la RPD?
"Le statut spécial est un concept flou. Nous interprétons Minsk-2 d'une manière totalement différente de l'Ukraine. Je dirais même plus: la compréhension européenne des accords de Minsk est plus proche de la notre que l'interprétation ukrainienne. Un statut spécial, dans l'interprétation de Kiev, c'est un territoire qui est contrôlé par le gouvernement ukrainien, et qui vit et existe selon les lois ukrainiennes. Dans notre interprétation, c'est un territoire qui est contrôlée par les habitants de la RPD, et qui vit selon les lois de notre république, pendant que l'Ukraine reste un partenaire économique et un voisin avec qui il est nécessaire de communiquer et de construire des relations. Jusqu'à ce que nous apprenions à parler la même langue, il n'y aura pas de changements dans l'accord d'un statut spécial."
Et à propos de l'échange de prisonniers?
"Malheureusement, cette question reste problématique. L'échange de prisonniers est inégal. Le mécanisme d'échange sur le modèle "un pour un" stipulé dans les accords de Minsk ne fonctionne pas encore."
Quelles sont les chances que les accords de Minsk soient réalisés un jour?
"Nous comprenons que la seule manière pacifique de résoudre le conflit c'est à travers les accords de Minsk. Mais ces accords doivent être appliqués seulement conformément à nos souhaits. L'Ukraine doit trouver en elle-même la force de changer. Le peuple ukrainien doit éradiquer le fascisme, le parlement doit adopter des amendements à la constitution qui prennent en compte nos recommandations, et le Donbass doit recevoir le droit à l'auto-détermination. Nous ne voulons pas et nous ne ferons pas partie du chaos que représente maintenant le pays. Minsk offre une chance de garantir des négociations à cette fin. Mais aujourd'hui, c'est Kiev qui dicte le mouvement. Kiev doit montrer sa bonne volonté concernant l'application des accords.
Si nous n'avions pas été sûrs à 100% que les accords de Minsk devaient être appliqués, alors nous n'aurions pas fait autant de concessions et de compromis et nous aurions réglé le problème par nous-mêmes depuis longtemps, avec fermeté et de manière adéquate en fonction de la situation. Mais, à la demande de nos partenaires russes, nous avons postposé les élections locales dans la RPD au printemps prochain, et nous avons donné à l'Ukraine le temps de résoudre ses problèmes internes, et d'appliquer réellement les accords. Nous espérons que Kiev aura assez de sagesse pour abandonner ses plans hasardeux de prendre le Donbass par la force, et qu'ils vont faire des efforts pour appliquer les accords de Minsk. Les parlementaires ukrainiens ont encore le temps de promulguer les lois nécessaires. Si les dates limites sont dépassées, alors nous déciderons de résoudre le problème en fonction de la situation."
Après la dernière réunion au "format Normandie", est-ce que la situation a changé? Beaucoup disent que Merkel et Hollande ont mis la pression sur Porochenko.
"Ils peuvent et ils ont la capacité de mettre la pression sur le gouvernement de Kiev et sur Porochenko, mais ils ne peuvent pas le forcer à appliquer les accords de Minsk. Il doit être noté que le superviseur et sponsor principal, et, en tout cas, le patron de Porochenko n'est ni Hollande ni Merkel. Oui, ce sont des politiciens très influents, et il est nécessaire de les écouter, mais les ordres directs de Porochenko viennent de Washington. Les USA ont leurs propres intérêts dans ce conflit. Dans le contexte des élections présidentielles qui approchent aux États-Unis, une escalade du conflit dans le Donbass reste hautement probable. Nous ne savons pas si Paris et Berlin ont assez d'influence ou non pour empêcher la reprise d'une phase active du conflit.
De plus, Porochenko est dans une situation difficile. Il ne s'agit pas seulement d'une situation politique, mais cela est aussi largement lié aux conséquences économiques. L'Ukraine est en défaut de paiement. L'hiver commence maintenant, et l'Ukraine n'a pas été capable de remplir ses réservoirs de charbon et de gaz. Et ils ne sont pas en condition de le faire. C'est-à-dire que l'hiver en Ukraine sera terrible. Dans un contexte de tension sociale croissante, les processus politiques fermentent et les radicaux demandent à poursuivre la guerre, mais la majorité des forces armées de l'opération anti-terroriste ne voit pas cette guerre comme une guerre de libération. Ils reconnaissent déjà qu'il s'agit d'une guerre punitive, et les militaires dans les tranchées commencent à réaliser ce qu'ils font. Porochenko est incapable d'expliquer aux soldats pourquoi ils se battent, et ils ne peut pas non plus arrêter les radicaux. Par conséquent, il n'a qu'une seule issue - la guerre. Si la guerre commence, alors le gouvernement de Porochenko ne pourra pas être être démis, en tout cas pendant le court laps de temps que cela durera.
Sur ce point, portons attention au fait que dans les zones où les FAU sont stationnés, le cessez-le feu est strictement observé. De notre côté, nous l'observons aussi partout. À Zaitsevo, Novotroitskoe, le district de l'aéroport - Peski et Spartak - les bataillons punitifs qui n'obéissent ni à Kiev, ni au ministère des Affaires intérieures, ni au ministère de la Défense, sont positionnés, et ils vivent leurs vies comme ils veulent, et à n'importe quel moment ils peuvent commencer des opérations actives de combat dans n'importe quel secteur. Et il y a un autre problème pour Porochenko. L'interruption des accords de Minsk par la reprise des hostilités appellera à une réponse de ses subordonnés si forte que même ceux de Lvov vont se réveiller."
D'un autre côté, est-ce que l'application des accords de Minsk est une menace pour Porochenko?
"Regardez quel genre de situation cela donnerait. Une rébellion fermente en interne, et lui qui est devenu président est incapable de défendre l'indépendance de son pays. Dans l'esprit des accords de Minsk, nous devrions agir de concert sur tous les points pour un statut spécial et pour les changements dans la constitution. S'il les applique, alors il devient lui-même un traître. Et il serait alors balayé. En conséquence, il n'a pas besoin de Minsk-2. Le moment où il a donné l'autorisation de signer les accords était un moment de peur après de lourdes pertes dans les chaudrons d'Ilovaisk et Debaltsevo. Au milieu de ces défaites et de l'incapacité des militaires de tenir la ligne de front, il s'est mis à courir vers tous les pays en criant: "Au secours, stop!” Ce n'est qu'à ce moment là qu'il était prêt à signer n'importe quoi."
La région de [Donetsk] faisait partie du pays [Ukraine]. Si elle déclare son indépendance, il est nécessaire d'apprendre à être indépendant, établir un système fiscal, un système bancaire, et une industrie. Dans une telle situation, quels liens resteraient-ils avec Kiev?
"Le charbon et l'électricité.
Est-ce qu'ils payent régulièrement pour le charbon ou est-ce que c'est la même chose que pour le gaz russe?
C'est la même chose: "Nous n'avons jamais touché un centime !"
Les media ukrainiens et une partie limitée des médias russes disent que le Donbass est un territoire occupé par les soldats russes.
Vous savez, avant je prenais cela avec agacement, mais maintenant je prends cela avec une grande dose d'humour. Il est très intéressant d'observer les avis des "experts", y compris des experts militaires des médias russes libéraux, qui ne sont jamais venus ne serait-ce qu'une seule fois dans le Donbass. Bien, laissons les venir et voir. Vous êtes ici dans mon bureau. Est-ce que vous voyez un seul occupant russe ici?"
Sur ce point, dans votre bureau vous avez deux drapeaux: celui de la RPD et celui de Russie. Pourquoi?
"Nous nous percevons comme faisant partie de la Russie et du monde russe. Nous ne l'avons jamais caché. Lorsque nous avons tenu le référendum, nous sommes sortis avec des drapeaux de la fédération de Russie parce que nous la considérons comme notre pays natal. Vous comprenez, c'est la mère-patrie. En Russie, il y a aussi les drapeaux des républiques de Tchétchénie, de l'Ossétie du Nord, et du Tatarstan, et ils ont aussi leurs propres drapeaux. Pourquoi ne pouvons nous pas nous imaginer comme faisant partie de la Russie? C'est notre souhait. Dans mon bureau peuvent se tenir ces drapeaux que je considère nécessaires de mettre: sur la droite, le drapeau officiel de la République populaire de Donetsk, et sur la gauche, le drapeau de Russie. Et le coté gauche - c'est le cœur."
Pourquoi pensez-vous que le scénario criméen ne s'est pas réalisé dans le Donbass?
"Vous savez, il y a plusieurs hypothèses. Mais à mon avis, l'Ukraine n'a jamais considéré la Crimée comme un territoire méritant de se battre pour lui. Cela est dû à plusieurs raisons.
Premièrement, la Crimée n'était pas une région de laquelle l'Ukraine recevait de l'argent. Deuxièmement, l’emplacement de la péninsule elle-même est favorable pour "dire non" à l'Ukraine.
Avec le Donbass, la situation est différente. Ici, il y a le charbon, le métal, et le port de Marioupol, la sécurité énergétique du pays. La région de Donetsk a toujours été l'une des rares régions donatrices. Depuis un an et demi, nous avons détruit le mythe du manque de rentabilité de l'industrie du charbon. Pour nous, elle a été rentable pour plusieurs raisons. L'industrie du charbon du Donbass, sous le règne de l'Ukraine, servait à une chose: engraisser leurs poches avec l'argent public. Malgré la destruction et la fermeture de certaines installations suite aux hostilités, nous avons extrait plus de charbon que durant la même période en 2013."
Est-ce à dire que la RPD peut devenir une république auto-suffisante et indépendante?
"Soixante-dix pour cent des terres arables ont été minées. De plus nous manquons largement d'équipement. Malheureusement, durant les combats, beaucoup de gens ont quitté le territoire et ces personnes étaient des travailleurs et des spécialistes hautement qualifiés dans certaines industries. Nous manquons cruellement de main d’œuvre. S'il n'y avait pas eu de combats et que nous n'avions pas subi autant de dégâts, alors la République populaire de Donetsk, dans un très court laps de temps, aurait été auto-suffisante. C'est vrai. Mais nous avons hérité d'entreprises en ruines, de champs minés, et d'une économie qui avait été spécialement préparée pour la destruction depuis 20 ans. Alors le redressement va prendre du temps."
Vous disiez que l'Ukraine est intéressée économiquement par le Donbass contrairement à la Crimée. Mais les gens avec qui j'ai eu la chance de discuter ne se voient absolument pas en Ukraine, et ils ne veulent pas s'associer avec elle. Dans cette situation, quel futur voyez-vous pour le Donbass? Est-ce qu'un scénario de type "Transnistrie" est possible?
"Nous n'aurons pas de scénario de type "Transnistrie", et nous avons une frontière commune avec la Russie qui nous permet de vivre et de travailler avec un pays ami. La Transnistrie n'a pas cela. C'est un espace fermé, un morceau du monde russe qui est en état de siège. Il y a donc, de fait, beaucoup de possibilités de développement. Et vous savez ce n'est même pas une question de ce que j'aimerais voir. Le développement de la situation montrera le chemin que nous pouvons prendre. Mais je peux dire une chose qui est sûre: je ne nous laisserai jamais être soumis aux valeurs européennes promues par la propagande ukrainienne. Nous n'avons pas versé notre sang, nos enfants n'ont pas été tués, et notre peuple n'a pas souffert pour que nous laissions cela arriver."
Sur quelles bases sont construites les relations entre la RPD et la Russie? Qu'en est-il de l'intégration économique dont beaucoup parlent aujourd'hui?
"L'intégration ne se fait pas en un jour. Cela se poursuit, mais il est déjà clair que ce ne sont pas juste des rêves et des plans, mais une réalité. L'Ukraine elle-même nous a poussé sur cette voie en organisant un blocus économique brutal.
Aujourd’hui, la monnaie principale de la RPD est le rouble. Nos principaux échanges se font avec la fédération de Russie. Comme pour l'industrie, le Donbass a toujours, dans une large mesure, été orienté vers la Russie. Les liens économiques et industriels ont été préservés depuis l'époque de l'URSS, et comme le gouvernement ukrainien n'a rien construit ou créé de nouveau, ces liens restent d'actualité aujourd'hui. Il a donc été relativement facile pour toutes les industries lourdes de s'ajuster pour la Russie."
Donetsk a commencé à utiliser les manuels scolaires russes. Comment cela a-t-il été perçu par les enseignants, les étudiants et les parents?
"Bien sûr, cela a été très bien perçu. Maintenant, les parents n'ont plus besoin de dire à leurs enfants après chaque leçon d'histoire à l'école que Bandera n'était pas un héro, mais un traître, et que l'URSS n'a pas attaqué l'Allemagne fasciste, mais a libéré une grande partie de l'Europe de l'occupation nazie. Maintenant nous pouvons étudier notre littérature natale dans les proportions que nous estimons nécessaires et non dans le cadre de plusieurs classes de littérature étrangère. Et il en est de même pour un grand nombre de sujets. Néanmoins, nous ne minimisons pas l'importance de la littérature ukrainienne. Dans la constitution de la RPD, deux langues officielles sont inscrites – le russe et l'ukrainien. Et les programmes scolaires en tiennent compte."
Maintenant, la reconstruction active des bâtiments et infrastructures détruits est en cours afin d'être prêts pour l'hiver. D'où viennent les moyens de faire cela?
"Une partie des matériaux de construction viennent avec les convois humanitaires de la fédération de Russie, et nous les en remercions beaucoup pour cela. Sur le territoire de Donetsk, il y avait des usines de verre, mais actuellement elles ne sont pas sous notre contrôle. Nous pouvons produire du ciment, des parpaings et des ardoises nous-mêmes. Maintenant il y a deux fronts: le front militaire et celui de la construction, et nous sommes passés de la guerre à la reconstruction de nos maisons. Lorsque vous roulez ici, vous pouvez voir une maison qui, il n'y a pas très longtemps, n'avait pas de toit, et qui maintenant se dresse, et vous comprenez qu'une famille vivra là d'ici une semaine. Et c'est un sentiment indescriptible. Il y a un sentiment de fierté dans le fait que ce n'est pas l'Ukraine qui a fait çà – mais nous."
Alexandre Zakharchenko, Président de la République Populaire de Donetsk
Traduit depuis l'anglais par Úlfdís Haraldsdóttir
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Source de l'article :
- Site DONi News, le lien : ICI
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