La mesure du temps de guerre
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Photo Kristina Melnikova |
Bien que toujours enfermé dans un carcan d'acier retenant mon bras et ma personne dans une oisiveté hospitalière, je n'ai pas vu arriver ce mois de février 2020 qui sonne ma cinquième année d'engagement dans le Donbass...
Déjà 5 ans ! et pourtant j'ai l'impression parfois que je suis arrivé hier à Donetsk tant l'intensité des événements, bons ou mauvais restent brûlante à mon esprit. Mais c'est aussi certainement due à cette relation singulière entre l'Homme et le dieu Chronos, imposée par toute guerre vécue et qui plonge les vivants dans un autre sablier du temps où la Mort devient la mesure première d'un fleuve devenu torrent.
Samedi 22 février 2020
C'est en regardant la photo de la stèle dédiée à Oleg Mamaiev, le commandeur de Piatnashka tué au combat en mai 2018, et parue dans l'article de Zvezda relatif à mon engagement dans le Donbass que je me suis pris à mesurer ce temps de guerre qui passe tel un torrent sauvage, étrangement et irrégulièrement au rythme des morts qu'on dépose sur ses berges noyée noyées de larmes.
Car, dans ce maelstrom de passions homicides qui conduisent les hommes, même les plus justes, à se déchirer à force baïonnettes, balles ou obus dans l'inconnu d'un instant présent capricieux, rares sont les moments où l’âme peut poser le sac remplis des devoirs à nourrir et des fatigues à étancher pour profiter des rares eaux calmes de sa destinée.
De mon côté je vis, depuis ma blessure et ma mise entre des parenthèses hospitalières, dans cet état particulier entre les morts et les vivants où je suis dans ce courant de la guerre, à la fois un spectateur vivant de ses berges mortes et un nageur inerte entraîné dans son courant intense.
Et dans ce courant particulier de la guerre qui alterne celui d'un marais inconnu avec celui d'un torrent fou, le glas des morts devient étrangement le seul carillon qui scande et inscrit dans les mémoires la danse du temps, surtout au milieu de la dramatique et immobile monotonie d'une guerre de tranchée sans fin. Et devant le souvenir des camarades tombés dans nos tranchées, où des civils innocents fauchés dans nos rues, la fonction matricielle de la guerre prend toute sa dimension métaphysique, fusionnant la Mort et la Vie dans cette expérience intérieure de l'âme si brillamment décrite par Ernst Jünger, jusqu'à les rendre consubstantielles l'une à l'autre, car comme l'écrivait Georges Bataille, "la vie a sa plus grande intensité au contact de son contraire"...
Oleg Mamaïev était de ces soldats authentiques, incarnant cette figure intemporelle et mythique du Chevalier; et qui traverse les âges avec comme panache la force de l'exemple, comme qualité l'humilité du courage et comme noblesse l'intelligence du coeur. A son contact quotidien, particulièrement lors de ces moments partagés aux avants postes de Piatnashka, sur ce front funeste de Promka qui devait l'engloutir, nous ressentions déjà toute l'initiation silencieuse de sa personnalité, humble et attentive et toujours à l'écoute de ses hommes, et beaucoup disions déjà qu'il était un père pour la famille de son bataillon.
A sa mort, Mamaï a comblé l'immense vide de son absence en legs déposé dans la mémoire et le coeur de chacun de ceux qui l'avaient côtoyé et compris. Il est une stèle à la fois heureuse et triste dans la mesure du temps qui nous entraîne au fil tumultueux de cette page d'Histoire européenne qui s'écrit depuis 6 ans dans le Donbass. Et sa stèle élevée sur la voie des héros au coeur de la cité est devenue pour les mémoires un phare qui guide nos actes et nos pensées présentes...
Ce ne sont donc pas seulement 5 années qui se sont écoulées autour de moi mais surtout par leur souvenir vif, plus d'une douzaine de disparitions de camarades connus, tombés en chemin parmi les milliers disparus dans cette guerre oubliée au coeur de l'Europe.
Et devant le souvenir de Mamaï immortalisé dans le bronze et dans les coeurs, je suis tenté de plagier Georges Bernanos qui écrivait qu' "on ne meurt pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou même les uns à la place des autres (Le Dialogues des Carmélites) et de penser tout haut que la guerre cette mère des Hommes nous enseigne que pour ne pas être esclave du temps et sentir ses griffes lacérer nos rêves, on ne doit pas vivre chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou même les vivants à la place des morts pour que leur souvenir soit la force de ceux qui chemine sur les chemins d'une éternelle jeunesse...
Erwan Castel
" Que le souvenir des morts soit la force des vivants "
Dominique Venner