Pensées explosées sur la guerre
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Je profite d'une journée calme à Donetsk pour dépoussiérer mes carnets qui s'accumulent sur mon bureau, remplis de pensées autant que de ratures et sans lesquels j'aurais du mal à mesurer le mouvement d'un temps à la fois accéléré par l'intensité du vécu et figé par l'immobilité d'un front embourbé depuis 4 ans dans 300 kilomètres de tranchées et de monotonies meurtrières.
Si la guerre du Donbass ne s'impose plus depuis 4 ans la flamboyances de combats où les hurlements des armes couvrent à peine ceux des hommes tourmentés par les dieux des batailles, elle reste cependant présente comme en filigrane dans les yeux des soldats qui lui appartiennent, qu'ils soient au front, à la caserne ou même lorsqu'ils sont en train d'essayer de l'oublier en ville.
Samedi 22 décembre 2018
Souvent, dans la solitude des postes tenus au milieu de Promka, je songe à cette guerre du Donbass pour laquelle je me suis engagé et dont la longueur, bien plus que la dureté, en a découragé plus d'un leur révélant sans ambages leurs inaptitudes à l'endurance, la vie militaire, la solitude dans l'effort, la discipline ou tout simplement la superficialité de leur engagement et leur égoïsme narcissique et cupide. Mais je songe aussi à toutes les autres guerres, à la Guerre, qui scande depuis tellement longtemps la marche des Hommes sur le le chemin de leur folie autant que de leur génie qu'on peut se demander si elle ne procède pas de l'essence même de la nature humaine, au même titre que la notion d'agression appartient à l'instinct animal comme l'a démontré l'éthologue Konrad Lorenz.
J'éprouve pour ma part vis à vis de la guerre ni haine, ni passion (contrairement à certains hommes qui la font) mais plutôt une espèce de fascination étrange pour cette activité exclusivement humaine qui exacerbe dans l'évolution de notre espèce à la fois sa dimension destructrice et sa dimension créatrice.
Car d'aussi loin que l'on remonte dans le passé, en dépit des utopies de sérénité et d'amour qui alimentent les chimères humaines, la guerre est là avec ses canons et même ses tambours en temps de paix pour nous rappeler que c'est elle qui rythme la marche survivaliste de l'Homme sur cette planète bleue dérivant dans l'infini.
Je crois que c'est Carl Schmitt qui constatait que, là où il y a l'Homme il y a conflit, celui sociétal et protéiforme d'où va émerger "Politis", qui avec le "religio" semble bien être une autre caractéristique consubstantielle de l'espèce, et "Bellum" que beaucoup considèrent d'ailleurs comme le prolongement de la politique (N. Machiavel, J. Freund...).
La guerre est donc toujours là n'en déplaise aux pacifistes autant qu'aux suprématistes, et c'est elle qui généralement fait naître ou périr les civilisations, libère ou asservit les peuples, excite les découvertes géographiques ou scientifiques, les armes des tueurs ou les remèdes des médecins...
La guerre est donc toujours là n'en déplaise aux pacifistes autant qu'aux suprématistes, et c'est elle qui généralement fait naître ou périr les civilisations, libère ou asservit les peuples, excite les découvertes géographiques ou scientifiques, les armes des tueurs ou les remèdes des médecins...
La guerre, l'Homme en est à la fois le concepteur et la victime, et les hommes qui se jettent dans ses colonnes de feu en sont à la fois les artisans et les héritiers, ses pères et ses fils et il suffit de regarder les métamorphoses du corps et surtout de l'âme que provoque le combat pour mieux comprendre le sens jüngérien "la guerre notre mère". Et lorsque l'on regarde les mythologies du Monde on la retrouve dès les plus lointaines origines des sociétés divines ou humaines. La guerre n'est pas le Bien, pas plus qu'elle n'est la Mal, elle EST tout simplement, à la fois tumeur et thérapie de nos cancers ontologiques.
Une grenade à fusil explosant contre le mur Ouest de "Forteruine" vient ponctuer et suspendre un instant mes pensées, rappelant par sa déflagration meurtrière que l'Homme abrite dans son esprit à la fois l'insecte et le titan qui le définissent dans le silence de l'Univers.
Et beaucoup de penser que c'est la conscience de la mort qui a élevé l'Homme "au dessus" de l'animal (et c'est pas gagné dans nombre de domaines). Je trouve cela par trop simpliste et surtout symptomatique d'un anthropocentrisme faux et délirant, principalement importé par les monothéismes abrahamiques, car beaucoup d'animaux ont conscience, entre autre de la mort, de la douleur (y compris celle des autres) et connaissent comme l'homme les sentiments qui leur sont liés comme la compassion, la tristesse ou l'empathie par exemple.
En même temps, on ne peut rejeter l'importance de cette conscience pour laquelle les sociétés humaines, en interrogeant les étoiles sur leurs destinées, ont fait naître les faits religieux pour le parler que de la dimension métaphysique de la Mort et qui commencent dans notre Histoire visible par les rites funéraires et les sépultures.
Je pense pour ma part que si la Mort a provoqué nombre d'interrogations existentielles qui ont élevé l'Homme vers une dimension spirituelle, ce n'est pas tant celle qui l'attend au crépuscule de sa vie ou d'une maladie incurable, mais celle qu'il reçoit ou donne dans un acte de violence. Car c'est ici qu’apparaît dans toute la grandeur de la tragédie, à la fois l'héroïsme et l'insignifiance de l'âme humaine.
Et la guerre, est certainement la reine des ces violences humaines collectives, que les sociétés ont ordonnancé, moralisé selon des règles théoriques établies dans le fleuve tumultueux de l'Histoire et écrites avec le sang des soldats sacrifiés et les cendres des terres brûlées.
Je ne sais donc pas si la guerre est un drame évitable pour l'Homme, car sans elle peut-être nous n'aurions jamais pu survivre à notre faiblesse naturelle, mais en revanche je suis convaincu que le drame pour la guerre est sa déshumanisation par le progrès technologique, et qui offre même la possibilité au soldat moderne de tuer son adversaire sans le voir. Ainsi l'aviateur largue t-il ses missiles et prend le cap du retour vers sa base avant qu'ils n'explosent, désintégrant dans un même chaos, chair, béton, sang et ferrailles. Ainsi de l'artilleur, du missilier embarqué etc. Et l'un des pires exemples de cette déshumanisation de la guerre est certainement ce pilote de drone, qui est au chaud dans son bâtiment, le hamburger posé à côté des manettes et d'un écran d'où il "traite" un objectif situé sur un autre continent.
Il est bien fini le temps où les lansquenets, dans leurs charges lourdes "dispersaient au vent comme feuilles d'automne toutes les valeurs de ce monde". Nous sommes tombés dans le caniveau abyssal de l'abjection amorale. Aujourd'hui le soldat ne connait plus cette ivresse du combat (ou si rarement), ou l’adrénaline et la Mort qui l'appelle lui ouvrent les portes d'or de cette "expérience intérieure" jüngerienne. L'ivresse est désormais artificielle, éphémère mais encore plus meurtrière ! Tout comme l'ouvrier en usine où la machine a finit par asservir son créateur, le soldat n'est plus aussi qu'un être devenu machine.
Par cette décadence de la guerre moderne le soldat en oublie ses odeurs de terre et de sueur mélangées, ses silences assourdissants entre les explosions et même le vrai sens de la Liberté qui offre au soldat l'exténuement, la solitude, la souffrance et le sacrifice. Même Theilhard de Chardin, ce chrétien atypique et ouvert au mouvement du réel et des idées reconnaissait que "l'expérience inoubliable du front, à mon avis est celle d'une immense liberté !"
La liberté, c'est peut-être elle, plus que la mort qui est la plus grande conquête de la conscience humaine. Et certainement parce que l'Homme l'a perdu, ou peut-être même abandonné, en devenant ce fou qui se croyant le centre de l'Univers a bâti autour de lui des esclavages de la pensée et du corps... et le plus souvent en son nom.
Un chat remuant dans sa chasse nocturne une conserve vide au milieu des vagues de débris entourant notre récif de pierres et de briques éclatées interrompt un instant l'errance du stylo dévorant les pages blanches du carnet, pourtant déjà tachées par la poussière du front collées à mes doigts.
L'animal, lorsque son cou ne porte pas pas le collier de l'infamie, est par nature libre dans son univers et jouit sans conscience de cette liberté comme le poisson de l'eau. Paradoxalement, dans les tranchées, ces espaces contraignant, quasiment clos et enterrés, la liberté y circule comme le sang dans les veines. C'est elle qui guide nos pensées et nos actes, et que les chants et les rêves des soldats honorent des fraternités aux solitudes partagées.
La communauté militaire mais dont l'esprit, sans se leurrer avec le légendaire militaire, est aussi mourant sous les assauts du monde moderne, est certainement une des dernières rares corporations capables encore de transmuter la sueur le sang et les larmes en poésie pour les dieux immortels.
Un froid, précurseur de l'aube, se glisse par les embrasures et les fissures de "Forteruine", comme un serpent venant mordre les sentinelles guettant le silence. Puis, de nouvelles rafales naissent à l'horizon Nord, tandis qu'éclatent des munitions d'un lance grenades automatique AGS 17 sur notre tranchée d'accès.
Ici se joue en microcosme l'Histoire de ce Monde qui, comme le disait Voltaire, n'a jamais connu la paix, tout au plus des "entre deux guerres" !
Ici se joue en microcosme l'Histoire de ce Monde qui, comme le disait Voltaire, n'a jamais connu la paix, tout au plus des "entre deux guerres" !
Erwan Castel
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