Donbass, la chrysalide de l'artillerie

Siège de Constantinople - Fresque de Moldovita 

Dans le Donbass, j'ai vécu mon premier bombardement d'artillerie en février 2015 au Nord d'Uglegorsk (Secteur Debalsevo), lorsqu'un lance roquettes multiple de type "Grad" (122 mm) a lâché sur notre position une dizaine de roquettes pour tenter de nous y déloger. Depuis, le front du Donbass s'est stabilisé sous les gesticulations désespérées et stériles des accords de paix signés à Minsk, car si l'infanterie s'est enfouie dans 300 kilomètres de tranchées et de casemates, l'artillerie en revanche qui s'est imposée dès les premières heures du conflit continue de défendre sa réputation de "reine des batailles" acquise pendant le 1er conflit mondial, et que l'on croyait remisée dans les souvenirs militaires du passé...

Car le conflit du Donbass se révèle non seulement placé depuis 5 ans sous le sceau de bombardements terrestres quasi-quotidiens, mais il marque aussi le grand retour de l'artillerie dans la conduite de la guerre post moderne. Avec toutefois une évolution des moyens déployés et des tactiques employées.


Héritière des machines de sièges de l'antiquité, l'artillerie a certainement constitué une des plus grandes révolutions militaires modifiant l'art de la guerre, depuis le Moyen-Age jusqu'au premier conflit mondial où elle va quitter son rôle d'appui à l'infanterie pour devenir une arme offensive majeure garantissant à elle seule les 3 principes et objectifs majeurs de la stratégie et qui sont : 
  • la liberté d’action, 
  • la concentration des efforts,
  • l’économie des forces.
Parmi les armées ayant conservé une composante artillerie impressionnante dans leurs arsenaux, l'armée soviétique puis russe est certainement la première tant sur le plan qualitatif, quantitatif que sur celui d'une diversité impressionnante des calibres et systèmes d'armes en dotation.

Et l'Ukraine, en tant qu'ex République Socialiste Soviétique a conservé, au delà de 1991 l'année de son indépendance, non seulement son parc d'artillerie (sauf le nucléaire) mais aussi son utilisation dans les conflits armés. Aussi lorsque les colonnes blindées de l'Opération Spéciale Antiterroriste s'ébranlent vers le Donbass en avril 2014, elles emmènent avec elles les bouches à feu qui rapidement vont imposer leur terreur auprès de la population civile du Donbass. 

Depuis les premiers combats de Slaviansk, au cours desquels Kiev organise avec son artillerie une guerre de siège, jusq'aux provocations quotidiennes d'hier en passant par la réduction des "chaudrons" d'Iliovaisk et Debalsevo par exemple, l'artillerie est bien le chef d'orchestre de ce front du Donbass.


Kiev cependant va devoir rapidement réadapter l'emploi de son artillerie à la réalité de cette guerre asymétrique qui, dès les premiers combats de Slaviansk va montrer l'obsolescence du matériel autant que des servants ukrainiens, victimes d'un abandon à la fois de l'entretien et de la formation d'une armée décadente. 

Tout comme l'aviation, l'artillerie ukrainienne, malgré une supériorité écrasante va subir de lourdes pertes de la part des unités de la milice qui sont obligées de compenser leur faiblesse numérique par une adaptation basée sur une extrême mobilité et dispersion des moyens utilisés pour réaliser des tirs de contre-batteries.

Les exemples sont nombreux qui vont à la fois redonner un place de premier rang à l'artillerie et la réformer dans sa tactique d'emploi, comme par exemple les 6 obusiers Msta-B alignés "à l'ancienne" de la 55ème brigade d'artillerie ukrainienne (Brigade "Vasyl Petrov") et qui vont être détruits par un tir de contre batterie républicain une unité de la milice mobile et précise au début juillet 2014 près de Krany Liman (Nord de Slaviansk). 

Les unités ukrainiennes, désorganisées et peu motivées vont, en plus d'une tactique inadaptée à la situation, devoir faire face à de nombreux problèmes d'approvisionnement logistique et d'emploi des pièces d'artillerie lourdes, tels les systèmes d'armes LRM (Lance Roquettes Multiples)  dont nombre de munitions périmées ou mal conditionnées n'explosent pas, ou se dispersent exagérément. A ces problèmes d'armurerie se rajoutent des problèmes purement logistique comme l'approvisionnement des véhicules porteurs Zil 135LM des systèmes LRM 'Uragan" et "Smerch" qui consomment 150 litres de carburant aux 100 kilomètres pour faire tourner leurs 2 moteurs de 125 cv chacun.

Résultat: l'armée ukrainienne va rapidement faire taire ses lance roquettes multiples ainsi que ses vieux systèmes Tochka U (missile tactique) dès la première année du conflit (à part quelques campagnes de bombardements exceptionnelles de LRM) et Kiev va se lancer dans un renouvellement des stocks de munitions (qui étaient presque tous épuisés) et des modifications de certains systèmes d'armes comme par exemple le LRM "Smerch" qui est testé avec de nouvelles fusées permettant grâce à un système de guidage d'augmenter la précision des roquettes.

Tir du nouveau lance-roquettes multiples "Cheburashka" des milices 
en représailles de la mort du chef de bataillon "Mamaï" en mai 2018

De son côté, la République populaire de Donetsk a également entrepris une modernisation des vieux systèmes d'armes datant de l'ère soviétique, ainsi en 2018 a été présenté le "Cheburashka", un nouveau lance roquettes multiples ainsi qu'un lance missile "flocon de neige" sortis des usines d'armement de Donetsk. 

BM30 "Smerch", lance roquettes multiple de 300 mm
Mais à ces difficultés techniques s'ajoutent les difficultés tactiques d'une ligne de front figée et le contexte des accords de Minsk qui impose un retrait des armes lourdes (de calibre supérieur à 100mm) à plus de 30 km de la ligne de front médiane. Tout comme les milices en 2014, Kiev à son tour doit s'adapter à la situation, malgré une supériorité numérique importante de ses unités d'appui feu.

Dans un premier temps, les unités d'artillerie vont être dispersées en petites unités de quelques pièces seulement jusqu'à l'échelon des bataillons d'infanterie et leur emploi avec des tirs rapides et limités avant de quitter rapidement leurs positions. Cette "décentralisation des feux" à pour cause les besoins de camouflage aux yeux de l'ennemi, de discrétion vis à vis de l'OSCE qui doit (en théorie) contrôler le respect de la zone d'exclusion définie à Minsk, et surtout pour éviter des tirs de contre-batteries qui se révèlent souvent très précis.
Du coup les artilleurs pour optimiser leurs tirs les environnent de nombreuses observations préparatoires terrestres mais surtout aériennes, réalisées à partir de drones d'observation, très nombreux sur le front du Donbass, malgré leur interdiction d'emploi stipulée aussi par les accords de Minsk.

Tir d'obusier ukrainien de 122mm sur un pont de 
la route Donetsk-Gorlovka le 10 octobre 2018
(vidéo personnelle)


Vers une artillerie légère de 1er échelon

Canon 9 p132 "Partizan" (122mm), et mortiers de 82mm et 120mm
A partir de 2015-2016, on va voir se généraliser sur la première ligne du front le déploiement d'une "artillerie de poche" qui est utilisée quasi-quotidiennement et à l'initiative des unités du premier échelon. A côté des lances-roquettes antichars et des lance-grenades automatiques, l'emploi des mortiers (82 et 120mm) est très fréquent mais aussi celui du canon sans recul SPG 9 "sapog" (73mm du BMP1) ou du 9P132 "partizan" (122mm du LRM "Grad") par exemple.

Cette artillerie légère présente de multiples avantages :
  • Extrême mobilité et rapidité de mise en oeuvre
  • Simplicité d'emploi 
  • Camouflage et stockage faciles
  • Flux munitions gérable au niveau compagnie

Tir de mortier de 120mm ukrainien  sur le front de Yasinovataya, 
au Nord de Donetsk en janvier 2018. (Photo personnelle) 



En complément de cette artillerie de tranchée, l'évolution du conflit en "guerre de position" imposé par les accords de Minsk a augmenté l'utilisation des véhicules blindés en tant que forces de bombardement. C'est ainsi que régulièrement des positions défensives mais également des zones résidentielles républicaines sont bombardées par des véhicules blindés d'infanterie (BMP1 et BMP2 par exemple) mais aussi des chars de combat ukrainiens comme encore très récemment début janvier 2019.

Au début du conflit, les milices républicaines ont du faire preuve d'imagination et d'adaptation pour compenser leur infériorité numérique et logistique en créant des "batteries errantes" rapides et difficilement repérables allant de missions de harcèlement et tirs de contre-batteries contre des forces ukrainiennes regroupées et lentes. L'utilisation par faute de moyens de véhicules civils pour transporter des mortiers (et parfois même pour leur mise en oeuvre dans des camions poubelle ouverts par exemple) a rendu indétectable les mouvements de l'artillerie républicaine qui dispose en outre de servants aguerris.

Du côte de Kiev cette tactique des "batteries errantes" a également fait son chemin et l'Ukraine a même développé des véhicules spécialisés pour mortiers comme le "Bars 8 MMK" présenté en 2016 par la société “Ukroboronservis” et qui est un véhicule blindé avec 3 personnels et un mortier de 120 mm avec système de guidage informatisé. Ce type d'unité d'artillerie mobile est environné d'unités de reconnaissance équipées de drones d'observation et d'unité d'appui mécanisée ou motorisée.

"Le Bars 8 MMK" ukrainien , et son mortier automatisé de 120mm

Mais le problème majeur de Kiev, dont l'armée est de plus en plus dépendante des aides financières occidentales et le développement industriel de tels systèmes d'armes de haute technologie. C'est pourquoi ce type de projet reste au stade de l'expérimentation anecdotique.

Et ceci est de plus l'arbre qui cache la forêt car l'armée ukrainienne est toujours enlisée dans des multiples problèmes d'incompétences humaines autant que techniques comme par exemple le dysfonctionnement du mortier moderne "Molotok" qui explose régulièrement en tuant de nombreux de ses servants, mais que Kiev persiste à déployer toujours sur le front.

Donc si aujourd'hui l'artillerie est l'arme privilégiée sur le front du Donbass elle n'en reste pas moins engluée également dans les 300 kilomètres de tranchées de Lugansk à Mariupol. Elle n'est plus employée dans l'appui d'unités d'infanterie ou blindées en opération pas plus qu'en tant qu'artillerie de combat comme elle le devint à partir de 1918 sur les fronts européens. Cependant on observe une évolution de l'emploi et organisation tactique de l'artillerie qui attend et se prépare à une réactivation du conflit du Donbass pour sortir définitivement de sa chrysalide.

Erwan Castel

Tir de mortier de 82mm ukrainien sur le front de Yasinovataya,
au Nord de Donetsk, en novembre 2017 (vidéo personnelle)

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