Danser avec la mort mais sans l'embrasser !
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Une fois n'est pas coutume, je choisis ici une photo extérieure pour illustrer mon journal du front, encore qu'elle a été prise à moins de 150 mètres de "Forteruine". On y voit dans une silhouette à la Tolstoï un camarade du bataillon, Philippe Khalfine également français volontaire engagé à Yasinovataya sur "le front de l'Ouest".
Mardi 20 mars 2018
Cette photo de Philippe Khalfine, volontaire français sur le front de Yasinovataya, est aussi celle de l'ombre et de la lumière au milieu desquelles la guerre précipite les corps et les cœurs comme des fétus de paille dans la tempête.
Et c'est le grand paradoxe du soldat que de servir la Vie en côtoyant à chaque instant la Mort, cette maîtresse sans laquelle tout ne serait certainement que fadesse, ennui et même désespoir
Beaucoup de personnes loin des champs de batailles exècrent ou fantasment à propos de la destinée de l'Homme de guerre, tantôt démon, tantôt héros et au centre d''imaginaires individuels spontanés ou collectifs suggérés..
La réalité est autre dans le cœur de ceux qui dans l'instant dansent avec la Mort, une mort tellement présente et quasi invisible à la fois qu'on finit par ne faire qu'un avec elle. Comme l'ombre qui révèle la lumière, la Vie se mesure à l'aune de la Mort, surtout pour le soldat lorsqu'il sent passer son haleine froide au milieu d'un combat ou croise le regard vitreux d'un camarade en partance.
Au front, la Mort est multiple : il y a la victorieuse qui emporte un camarade vers l'horizon ou désarticule brutalement une silhouette dans la lunette de tir, mais aussi la perdante qui claque sur la pierre à quelques centimètres du visage ou griffe seulement un corps chanceux.
Il est très difficile d'expliquer cette relation du soldat avec le danger d'une Mort à la fois omniprésente mais oubliée dans l'instantané. Elle est à l'âme du soldat ce qu'un vêtement est au corps.
Ici dans les tranchées gelées du Donbass les volontaires dansons nuit et jour avec la Mort pour que les rêves puissent continuer à vivre, parfois à quelques centaines de mètres seulement derrière nos champs de ruines.
Et lorsqu'on revient du bal macabre, la Vie a une autre saveur, et le bonheur se perçoit mieux au delà des plaisirs les plus simples. Puis on retourne pour une nouvelle danse avec la Camarde en essayant de garder l'équilibre sur ce fil du rasoir entre la folie et la peur, pour que la nouvelle valse ne soit pas la dernière.
Erwan Castel
Les autres extraits de ce journal du front peuvent être retrouvés ici : Journal du Front