La fabrication de l'ennemi



Avant que ne se déclenche un inévitable conflit, les propagandes de guerres qui agitent les opinions pour ensuite mieux manipuler les foules et produire de la chair à canon volontaire, fabriquent l'image de l'ennemi diabolisé et agresseur.

Aujourd'hui, les productions télévisuelles qui captent une attention soumise sont devenues le terreau idéal pour inoculer indirectement ou inconsciemment dans les consciences amputées de leur sens critique par la société du spectacle, la peur et la haine de l'ennemi.

Erwan Castel

Source de l'article : Le Point


« Occupied », la série-choc qui bouleverse l'Europe


VIDÉOS. L'ancien ministre des Affaires étrangères et grand spécialiste de l'Europe Hubert Védrine a vu pour nous la saison 2 d'« Occupied », diffusée sur Arte.

PAR JULIE MALAURE

Rien ne va plus en Norvège. Les Russes pompent le pétrole et contrôlent le pouvoir. Le Premier ministre en fuite tente de rallier les leaders européens, la résistance prend les armes. La situation se tend dans la saison 2 de la série Occupied, qu'Arte diffuse à partir du 15 février. Hubert Védrine, grand spécialiste de l'Europe, ancien ministre des Affaires étrangères, l'a vue en avant-première et met pour nous ce thriller politique nerveux à l'épreuve du réel. Verdict ?


Le Point : L'attaque de la Norvège par les Russes pour ses ressources pétrolières. Que vaudrait un tel scénario dans la réalité ?

Hubert Védrine : L'hypothèse n'est pas crédible, mais, ce qui est frappant, c'est que cela ne gêne pas lorsqu'on regarde la série, qui est très bien faite, écrite, réalisée, jouée. Il y a un rythme et une efficacité cinématographiques remarquables, chaque personnage est plausible, on ressent la complexité des situations et les dilemmes norvégiens. Mais pourquoi la Russie, qui regorge d'hydrocarbures, se lancerait-elle dans une opération aussi risquée, au risque de provoquer l'Otan, pour mettre la main sur une ressource qui ne lui est pas nécessaire ? Quand Hitler était obsédé par le pétrole du Caucase, c'est parce qu'il n'en avait pas. Ici, on ne saisit pas les motivations russes.


Mais une intrusion économique qui se transforme en véritable occupation du sol, comme dans la Norvège d'Occupied, pourrait-elle survenir ?

Peut-être, mais alors dans l'hypothèse d'une guerre générale en Europe, scénario presque impensable. L'originalité dans ce scénario pétri de références historiques dramatiques et pénétré d'une poutinophobie profonde, comme chez une grande partie des pays européens actuels, tient dans l'idée d'une prise de contrôle insidieuse. L'angoisse d'un envahissement est sous-jacente, mais il ne s'agit pas d'une invasion à l'ancienne. Ce n'est pas le coup de Prague de 1948, ni de Budapest en 1956, ni l'invasion soviétique de l'Afghanistan. C'est différent. C'est une prise de contrôle du jeu politique norvégien. Et ça, c'est très intéressant. Parce qu'il se peut que l'on assiste à ce genre de choses dans le monde de demain. Il faudrait imaginer un pays menaçant – ici c'est la Russie mais ça pourrait être la Chine, ou même les États-Unis –, qui tirerait les ficelles et contre lequel on pourrait s'opposer un peu, mais pas trop. Que faire ? C'est d'ailleurs comme cela que les Russes voient les révolutions « de couleur ».


La série nous happe aussi par les personnages : une femme d'affaires, une avocate, un militaire, tous confrontés à un choix, ou plutôt écartelés entre leurs attaches avec la nation et les opportunités qu'offre l'occupant. Ces combats intimes, entre collaboration et résistance, vous ont-ils convaincu ?

Oui, c'est bien vu. Alors que, en général, la complexité et les contradictions sont gommées par les reconstitutions. Voyez le simplisme de la mémoire binaire française : pendant trente ans, tout le monde avait été résistant et, depuis, tout le monde a été collabo. Absurde. Une exception : la très bonne série Un village français. Dans cette fiction norvégienne, nous sommes précisément dans un jeu complexe. Ce qui en fait tout l'attrait.


À propos des personnages, Hippolyte Girardot incarne un commissaire européen, représentant de l'UE et adepte du double jeu. Plausible ?

Girardot joue très bien son rôle, mais ce n'est pas celui d'un commissaire européen. Rien dans les traités européens ne permettrait à un commissaire de devenir l'arbitre final des positions politiques à prendre, de plus dans un pays non membre de l'Union. Dans le monde réel, si l'Europe devait se ressaisir, en cas de défaillance des États-Unis en matière de sécurité (plus qu'improbable, même avec Trump), cela relèverait du Conseil européen, où siègent Macron et Merkel, qui désignerait l'un d'entre eux pour gérer la crise norvégienne sous le contrôle du Conseil, et en liaison avec les États-Unis.


La saison s'achève sur la menace d'une implosion de l'Union. L'idée d'une dislocation interne est-elle pensable ?

Vous voulez savoir si les Européens opposeraient un front homogène face à une vraie agression russe ? Ils ne sont déjà pas capables de fermeté face à Trump ou Netanyahou, ni face à la Chine !


Dans Occupied, les États-Unis sont les grands absents. Un pays européen privé de la protection américaine, est-ce envisageable ?

Si jamais les Russes, Dieu seul sait pourquoi, lançaient une opération de ce genre, violente, militaire, à un très haut niveau, la réponse immédiate viendrait de l'Otan. C'est la base même de la sécurité en Europe. Avant de parler de l'Union européenne, dont la Norvège ne fait pas partie, les pays membres de l'Otan – qui est une alliance défensive, conçue en 1949 contre l'URSS – ont l'obligation de se défendre militairement les uns les autres. Y compris les États-Unis. Et il ne s'agit pas de générosité américaine mais du fait que, s'ils ne défendent pas un pays protégé par l'alliance la plus contraignante dans le monde, leur garantie ne vaut plus rien, où que ce soit. Ce serait une abdication mondiale. Impensable, même si l'on ne peut être totalement sûr de la protection américaine, surtout avec Trump.

L'ennemi prend les traits d'une beauté froide, Irina Sidorova, ambassadrice du pouvoir de Moscou. Pourquoi, vingt-cinq ans après la fin de la guerre froide, les Russes font-ils encore de si époustouflants « méchants » ?

C'est tout un débat. Je fais partie de ceux, même s'ils sont minoritaires, qui pensent que, depuis que l'URSS a disparu, tous les torts n'ont pas été le fait de la seule Russie. Aucun effort n'a été réalisé pour bâtir en Europe une relation nouvelle de sécurité dans laquelle les Russes se sentent respectés. Même Kissinger le reconnaît. Alors quand Poutine, lors de son troisième mandat, proclame que « la Russie n'est pas un paillasson », ça le rend très populaire. Il l'est toujours. L'invasion de la Crimée a été une réplique à la politique menée par George W. Bush, qui voulait à tout prix faire entrer l'Ukraine dans l'Otan.

On reproche aujourd'hui aux Russes d'être... restés russes. On aurait voulu qu'ils deviennent des gentils socio-démocrates scandinaves. Je dis ça parce que je suis français, et que j'ai une vision gaullo-mitterrandienne de la politique étrangère. Si j'étais balte, face aux Russes, je voudrais certainement des garanties... Je comprends, mais cela ne nous oblige pas à attribuer aux Russes tous les torts, même si cela peut faire une très bonne fiction.

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