Très bonne analyse géostratégique
Dans le contexte actuel cette analyse est très juste et réaliste, et le bombardementi russe réalisé aujourd'hui contre les terroristes et leurs "hôtes occidentaux" ne fait que confirmer l'engrenage dans lequel Washington a provoqué Moscou.
Erwan Castel
Source de l'article : Atlantico
États-Unis /Russie :
personne ne s’en est encore rendu compte mais la guerre est déclarée
Alain Rodier
Il ne s’agit pas encore d’une guerre "chaude". Mais les premiers citoyens russes ont été tués par des militaires américains les 7 et 8 février 2018 dans la région de Deir ez-Zor, dans l'est de la Syrie.
Le titre est volontairement provocateur mais il ne fait que nommer les choses qui apparaissent désormais très clairement. Les États-Unis sont en guerre contre la Russie même s’il ne s’agit pas encore d’une guerre "chaude". Il n’empêche que les premiers citoyens russes ont été tués par des militaires américains les 7 et 8 février 2018 dans la région de Deir ez-Zor dans l'est de la Syrie. Ce sont des "soldats de fortune" appartenant à la société militaire privée (SMP) "Compagnie Wagner" qui a son siège officiel en Argentine car la législation russe actuelle interdit les SMP nationales.
Mais, personne ne se fait d’illusions, ces mercenaires étaient commandités par Moscou pour remplir des taches que les forces armées classiques ne peuvent assumer faute d’effectifs suffisants. De plus, un "volontaire privé" russe tué au combat n’a pas le même impact psychologique sur la population puisqu’il agit de son fait (il n’était pas obligé d’y aller). De leur côté, à la mi-février 2018, les forces régulières russes en Syrie étaient créditées de 44 tués depuis le début de leur intervention le 30 septembre 2015.
Des mystères restent nombreux dans le déroulement de cette opération lancée par les forces légalistes syriennes qui auraient tenté de récupérer des installations pétrolières dont le régime de Damas a cruellement besoin pour obtenir des financements. Au départ, les contractors russes qui les accompagnaient n’auraient pas eu de rôle combattant à proprement parler. Ils devaient, une fois ces installations passées sous contrôle gouvernemental, en assurer la sécurité, mission habituellement confiée aux SMP russes en Syrie. La protection des points sensibles et des convois stratégiques est de leur ressort car les forces gouvernementales et des milices chiites peuvent ainsi se consacrer aux opérations de guerre offensives (et défensives). Il faut savoir que les effectifs disponibles au sol sont totalement insuffisants pour contrôler l’ensemble du territoire syrien. Dans ce cas, les forces de Bachar el-Assad ont franchi l’Euphrate vers l’est, zone tenue par les Forces démocratiques syriennes (FDS) qui ont servi aux Américains à chasser Daech de Raqqa puis ont poussé vers la frontière irakienne. Les chiffres des pertes russes varient selon les sources : au minimum 5, au maximum 600. Il semble que la réalité pourrait tourner autour d'une bonne centaine.Washington avait bien prévenu qu’il ne tolèrerait pas un franchissement de l'Euphrate par les forces syriennes car les Américains se réservent cette zone pour justement parer au danger d’extension de l’influence russe et iranienne en Syrie. Il a été dit que les agresseurs visaient le QG des FDS dans la région, ce qui a entraîné une riposte vigoureuse, en particulier aérienne. Ce n’était en fait qu'un bon prétexte pour empêcher la saisie des puits pétroliers visés car, il ne faut pas l'oublier, l'objectif final des Américains (suivis par les Occidentaux) est la chute de Bachar el-Assad. Le couper de ressources financières l'empêcheront de reconstruire les régions récupérées et atiseront une nouvelle révolte. A noter que Riyad envisage désormais de soutenir fortement Ahrar al-Cham, le mouvement rebelle salafiste plus important de Syrie très présent à la Ghouta orientale. Présenté comme "modérée", cette formation s'oppose pour l'instant au HTC (Hayat Tahir al-Cham) dans la province d'Idlib et théoriquement à Al-Qaida.
Le président Vladimir Poutine n’a pas réagi officiellement à cette affaire mais il faut se rappeler d'une autre pour tenter d’imaginer ce qui pourrait se passer dans les mois à venir. Quand le 24 novembre 2015, la Turquie a abattu un bombardier Su-24 russe qui violait (effectivement pendant quelques dizaines de secondes) son espace aérien à la frontière syrienne, la riposte est venue quelques mois plus tard en mai 2016 quand des activistes du PKK ont diffusé une vidéo sur laquelle on les voyait abattre un hélicoptère turc AH-1W Super Cobra dans la province de Hakkari (sud-est de la Turquie) à l’aide d’un missile sol-air portable russe SA-18 dont le modèle n’avait jamais été diffusé dans la zone. L’hypothèse avancée est que Moscou aurait fourni cet armement au PYD syrien qui l’a aimablement passé à son cousin du PKK pour qu’il fasse le buzz sur le net. En tout cas, le message semble avoir été parfaitement compris par le président Recep Tayyip Erdoğan dont la politique vis-à-vis de Moscou a radicalement changé passant de la confrontation à la coopération… Leçon de l'histoire : la réponse à la mort des mercenaires russes risque de frapper là où l’on ne l’attend pas mais il est probable qu’elle viendra tôt ou tard. Ce n’est pas une question de vengeance, Poutine est un animal politique au sang froid (au propre comme au figuré) mais de stratégie : montrer à l’adversaire jusqu’où il ne faut pas aller.
Heureusement, pour le moment, il n’y a pas encore eu d’affrontements directs entre les forces régulières américaines et russes (même si les avions de reconnaissance et les navires espions viennent de plus en plus titiller les frontières adverses) mais il faut bien constater que le dialogue avec Moscou est désormais unilatéralement rompu par Washington. Les "échanges", particulièrement à l'ONU, ne sont plus que des monologues comportant admonestations et condamnations dirigées contre le Kremlin ou Vladimir Poutine directement. A noter que les Américains se gardent bien de parler de la "Russie".
Depuis que le président Donald Trump a été neutralisé par une habile manipulation intérieure orchestrée par les neoconservateurs qui craignaient de voir leur influence considérablement diminuer sous la mandature de ce nouveau dirigeant totalement imprévisible, l’administration américaine est à l’offensive contre le "gouvernement" de Russie sur tous les terrains possibles. Très intelligemment, ceux qui sont à la manœuvre à Washington (le président ne fait plus que suivre le sens du vent qui lui est imposé) présentent les États-Unis comme la "victime" de l’ours russe en général, et de Poutine en particulier car la personnalisation à l’extrême des cibles à abattre est extrêmement importante pour l’opinion publique qui adore avoir des "méchants" à croquer. Ce phénomène est tout à fait humain puisque dans le passé (et encore aujourd'hui dans le monde islamique), on exécutait sous les huées de la foule les "méchants" en place publique, même si ces condamnés n'étaient pas forcément des criminels. Et oui, les révolutions ont besoin de sang frais ! C’est comme cela que l'on ne désignait pas l’"Irak" ou la "Libye" mais "Saddam Hussein" ou "Mouammar Kadhafi" (en Iran, comme il est difficile de présenter le Guide suprême de la Révolution islamique, Ali Khamenei, ce vieillard malade, comme un ennemi redoutable, on préfère citer "les mollahs" qui sont plus évocateurs dans l’inconscient populaire). Les deux dictateurs onté été tués. A ce sujet pour les esthètes, il faut voir la joie non contenue de Hillary Clinton à l'annonce de la mort de Kadhafi. Peut-être a-t'elle été informée ensuite de la façon dont il avait été lynché, mais c'est une autre histoire, l'auteur ne souhaitant pas entrer dans des détails scabreux...
En ce qui concerne Moscou, les accusations pleuvent : les opérations d’influence dans les élections américaines (selon leurs dirigeants, les citoyens américains sont si "stupides" qu’ils ne peuvent que s’être laissés influencer par Moscou pour élire un nouveau président si atypique - au fait, on ne parle plus de la "Golden Shower" de Trump, preuve de sa compromission par le FSB -), le Brexit (là également, le peuple a "mal" voté, les Britanniques sont donc aussi "stupides" que leurs homologues US - encore que Londres vient d'interdire la diffusion de la chaîne saoudienne Al Arabiya en Grande Bretagne pour diffusion de fake news - un moment de lucidité ? -), la crise en Catalogne, l’intrusion dans l’élection présidentielle française (tiens, là les Français sont moins "stupides" que les Anglo-saxons, ils ne se sont pas laissés berner par la propagande de Sputnik et de RT, les deux medias russes financés par le Kremlin qu’ils ont - c’est bien connu - l’habitude de regarder tous les jours), le soutien aux "mollahs" iraniens (là, ce n'est pas totalement faux), aux Taliban afghans rien que pour embêter l’OTAN (à vérifier), la guerre en Ukraine (bien sûr, l’annexion de la Crimée est une violation des règles internationales que les Occidentaux respectent, eux, à la lettre, c’est une évidence ). Et pendant qu’on y est, la vague de froid qui submerge l’Europe, elle vient d’où, je vous le demande ? De Russie. C’est visiblement un nouveau coup monté de Poutine destiné à torpiller les négociations portant sur la lutte contre le réchauffement climatique (il parait que Washington pourrait revenir sur sa position sur ce sujet).
Sur le plan militaire, cette menace que fait peser Poutine sur le monde (les Pays baltes et la Pologne crient au loup en permanence; certes il est vrai que l’URSS leur a laissé de très mauvais souvenirs historiques et on peut comprendre leurs craintes), le budget de la défense américain est encore en forte augmentation pour 2018 frisant les 700 milliards de dollars, soit dix fois plus que celui de Moscou, mais il paraît que les militaires et les matériels US sont beaucoup plus chers que leurs homologues russes, il convient donc de comparer ce qui est comparable…
Au sein même du lobby militaire, il y a celui qui a en charge la partie nucléaire. Or, depuis deux ans, ce dernier s’est aperçu que le seul ennemi encore assez puissant pour représenter un adversaire crédible, c’était la Russie car tous les autres pays nucléarisés sont extrêmement en retard sur le plan technique. Le bon moyen pour convaincre les sénateurs qu’il fallait de nouveaux crédits pour moderniser l’arsenal nucléaire US était de leur désigner un grand "méchant" représentant une menace sérieuse : le Kremlin et son vilain président qui détenait "un bouton presque aussi gros que celui du président des États-Unis".
De plus, Poutine a eu l'outrecuidance de considérer que l'arrivée de l'OTAN à ses frontières constituait une menace et qu'il convenait d'y répondre. Le cycle est donc lancé dans l'escalade militaire qui est en train d'aboutir à la situation de guerre actuelle. Peut-être que Washington espère refaire le coup de la "guerre des étoiles" qui a ruiné l'économie soviétique et mené à son effondrement. Il est vrai que cette stratégie a été un succès incontestable qui a mis fin à la Guerre froide.
Dans les faits, le lobby militaro-industriel américain se frotte donc les mains ne négligeant même pas les "petits marchés" comme celui de la guerre menée au Yémen par la coalition emmenée par le grand allié saoudien. Cela lui permet de fournir en flux tendu des centaines de bombes qui, elles, ne visent que des "méchants". A ce propos, les analystes moralistes qui n’ont que les Droits de l’Homme à la bouche semblent oublier la situation catastrophique qui prévaut dans ce pays lointain. En plus des morts dus à la guerre (les pertes collatérales sont admisibles puisque les avions de la coalition sont dans le camp du "bien"), il y a ceux qui le sont en raison de la famine et des maladies - aggravées par le blocus imposé par Riyad sur tout l’ouest du pays tenu par les rebelles - qui sont, à la différence de leurs homologues, les "gentils" Syriens », de véritables "méchants". En fait, leur seul tort est de ne pas parvenir à transmettre les films et les photos "qui vont bien" aux medias occidentaux. Il est aussi possible que les rédactions les écarteraient d'office pour des raisons de déontologie qui les regardent. L'indignation est sélective.
Les Européens sont priés de suivre le mouvement partant du principe que "armons nous et allez-y" est une des stratégies adoptée depuis des lustres par les faucons américains. Il leur faut de la chair à canon comme les Kurdes syriens et irakiens le sont, eux se contentant de bombarder et d’approvisionner tout ce beau monde (il y a bien quelques "forces spéciales" sur le terrain, mais cela entretient le mythe à la Rambo très utile dans l’inconscient populaire).
En résumé, sans oublier que le président Poutine défend les intérêts de ses concitoyens - ce qui devient rare dans le monde occidental d’aujourd’hui - et qu’ils ne sont donc pas forcément en adéquation avec ceux des Européens, force est de constater que la Russie ne représente pas une menace directe ou même indirecte pour le vieux continent. Certes, ses réseaux d’espionnage et d’influence sont très actifs en Europe et il convient de les combattre mais l’auteur a la faiblesse de croire qu’ils ne sont pas plus importants que leurs homologues américains qui sont aussi omniprésents même si, en théorie, ils n'espionnent pas des pays "amis".
La question fondamentale qui se pose est: est-ce que l'Europe va se laisser entraîner dans la spirale infernale qui devrait déboucher sur un conflit majeur alors que les raisons données sont pour le moins discutables. Il est vrai que l'on n'échange plus beaucoup d'idées dans la sphère médiatique : on appelle aux armes pour que les autres y aillent (au casse-pipes). En dehors de quelques exceptions marquantes, il n'y a rien de pire qu'un militaire qui fait de la politique mais il n'y a aussi rien de pire qu'un civil qui veut jouer au militaire. Au mieux ça devient un commissaire politique (il suffit de lire leurs écrits pour le constater). Il reste de tout cela une profonde envie de vomir.
Alain Rodier
Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.
Il est l’auteur, en 2017 de Grand angle sur l'espionnage russe chez Uppr et de Proche-Orient : coup de projecteur pour comprendre chez Balland, en 2015, de Grand angle sur les mafias et de Grand angle sur le terrorisme aux éditions Uppr ; en 2013 du livre Le crime organisé du Canada à la Terre de feu; en 2012 de l'ouvrage Les triades, la menace occultée (éditions du Rocher); en 2007 de Iran : la prochaine guerre ?; et en 2006 de Al-Qaida. Les connexions mondiales du terrorisme (éditions Ellipse). Il a également participé à la rédaction de nombreux ouvrages collectifs dont le dernier, La face cachée des révolutions arabes, est paru chez Ellipses en 2012. Il collabore depuis plus de dix ans à la revue RAIDS.