Dans l’œil du cyclone
200
Si, dans ce Promka dévasté jusqu'à l'horizon, les 2 premiers jours furent habituels aux autres rotations, des rafales des armes automatiques et tirs de grenades scandant nuit et jour la roue du temps, en revanche une chape de silence singulière est venue recouvrir le front augmentant la fixité du paysage où seuls les chants des oiseaux et la danse des étoiles rappelait que nous étions dans un monde.
Lundi 20 août 2018
Ce silence inhabituel qui nous entoure intrigue presque jusqu'à l'inquiétude et nous redoublons de vigilance cherchant dans les réticules des jumelles, périscopes de tranchées et optiques de tir le moindre indice d'une activité ennemie afin de déterminer si elle est "normale" ou au contraire traduit un "calme avant la tempête".
Non les "ukrops" en plus d'être silencieux restent invisibles, laissant le soin à leurs chiffons de signaler mollement au bout de leurs hampes leur présence indésirable. Sur le réseaux radio, les messages laconiques confirment que cette drôle d'ambiance est générale.
Nous profitons donc pour avancer les améliorations de nos défenses, mais aussi des moments de repos sans interruption, des rayons de soleil d l'été et du chant des oiseaux libres.
Dans l'antre de "Foreteruine" les informations et observations sont reportées dans un recueil illustrré des dernières photos de nos drones d'observation, et le sifflement de la bouilloire appelle régulièrement les soldats au thé rituel rythmant la vie semi cavernicole de notre position renforcée.
Dans la cuisine toujours obscure autour de son feu de bois des étincelles échouées dans la suie de la bouilloire nous offrent une danse étrange en pulsations d'étoiles rougeâtres et brûlantes. Spectacle qui accroche mon regard et paradoxalement réveille mes rêves d'infini.
Aux postes de combat, les armes et les munitions comme chaque jour sont contrôlées, tandis qu'à l'extérieur les hommes s'affairent a améliorer les tranchées tant dans leur capacité opérationnelle que dans leur confort car nous avons tous en mémoire les rigueurs gelées ou boueuses des saisons à venir.
A 15h00, plusieurs grenades à fusil s'abattent sur notre secteur juste pour rappeler le temps d'une respiration que la guerre est toujours là rampante à portée de voix de nos lignes.
Amélioration sans fin de notre réseau de tranchée qui se pare de cloisons et d'abris et se hérisse de casemates et postes de tir |
A la guerre, l'attention se vide de toute forme de sentiment. Ici point de femmes d'hommes ou d'enfants, il n'y a que trois catégories d'humains qui nous entourent : les ennemis contre qui nous nous battons les amis avec qui nous nous battons et les civils pour qui nous nous battons. Et la logique de la destinée que le soldat essaye de contrôler est alors binaire et tragique, tournant autour de la notion de liberté comme un appât vivant accroché à son piquet: c'est eux ou nous !
Peu après 16h30, le haut d'une silhouette apparaît à l'épaule d'une casemate ukrop, puis elle s'engage insouciante dans le sillon pas assez profond d'une tranchée pour finalement s’arrêter dans une observation latérale en offrant une cible tentante. Les postions ici sont tellement imbriquées que pour observer dans une direction on risque de s'exposer soi même dans une autre, et l'insouciance du nouveau venu ou la négligence de l'ancien blasé devient l'espace d'une seconde peut-être sa fatale inconscience.
Cette destinée du soldat où l'Homme danse avec la mort, le projette sur une ligne de crête étroite et sinueuse entre le précipice de la folie et celui de la haine tandis que derrière le désespoir attend qu'il baisse les bras et que la peur plane au dessus de son cœur. Et dans cette tourmente de la guerre où l'âme n'est plus qu'un fétu de paille dans la tempête l'être pour survivre doit avancer vers l'espérance au delà de ses forces mentales.
Aussi étrange que cela puisse paraître c'est l'amour qui guide et identifie un geste guerrier juste et légitime. L'amour de sa famille, de sa ville, de son pays. L'amour des valeurs héritées et des pierres sculptées laissées par les aïeux. L'amour des forêts et des rivières nourrissant les ventres autant que les cœurs etc...
Et par dessus tout l'amour de la paix et de la liberté pour lesquelles l'Homme devenu soldat accepte une servitude volontaire au risque de sa propre vie !
C'est dans la tourmente des champs de bataille que résonne dans toute sa dimension spirituelle cette sentence de Saint Exupéry : "N’est amour que celui du guerrier plein des étendues de son désert, et n’est offrande de la vie, dans l’embuscade autour des puits, que celle de l’amant qui sut aimer, car autrement la chair offerte n’est point sacrifice ni don de l’amour. (...) Moi je ne connais rien de plus grand que dans le guerrier qui dépose les armes et berce l’enfant, ou dans l’époux qui fait la guerre."
Erwan Castel
Les autres extraits de ce journal du front peuvent être retrouvés ici : Journal du front